samedi 25 mai 2024

Guérin (intériorité)

Guérin (Maurice de), Le Cahier vert, 15 mars 1833 :

"Nous vivons trop peu en dedans, nous n'y vivons presque pas. Qu'est devenu cet œil intérieur que Dieu nous a donné pour veiller sans cesse sur notre âme, pour être le témoin des jeux mystérieux de la pensée, du mouvement ineffable de la vie dans le tabernacle de l'humanité ? Il est fermé, il dort ; et nous ouvrons largement nos yeux terrestres, et nous ne comprenons rien à la nature, ne nous servant pas du sens qui nous la révélerait, réfléchie dans le miroir divin de l'âme. Il n'y a pas de contact entre la nature et nous : nous n'avons l'intelligence que des formes extérieures, et point du sens, du langage intime, de la beauté en tant qu'éternelle et participant à Dieu, toutes choses qui seraient limpidement retracées et mirées dans l'âme, douée d'une merveilleuse faculté spéculaire. Oh ! ce contact de la nature et de l'âme engendrerait une ineffable volupté, un amour prodigieux du ciel et de Dieu.

Descendre dans l'âme des hommes et faire descendre la nature dans son âme."


vendredi 24 mai 2024

Guérin (Barbey)

Guérin (Maurice de), par Barbey d'Aurevilly, lettre à Trebutien 2 février 1855 :

"Ce Grand Mosaïste (c'était lui qui l'était et non pas moi) avait une manière de travailler patiente, amoureuse, caressante, enivrée du détail, qu'il léchait, pourléchait et veloutait avec une chatte de maternité voluptueuse ! Le moindre mot pour ce grand Voyant renfermait des immensités d'horizons. Je l'ai vu des semaines et des mois vivre dans un mot, – dans les délices intellectuelles d'un mot, – comme les Carthaginois à Capoue. Vous comprendrez que, pour les gens qui ne sont pas organisés comme nous, ceci doit toucher à la manie et à la folie, mais c'était ainsi. Hélas ! tout ce qui est intense n'est-il pas fou ? Le mot, du reste, le plus élastique et le plus relatif qu'il y ait ! Guérin, – passez-moi cette forme vulgaire mais expressive, – était le plus grand siroteur d'expression qui ait peut-être jamais existé. Il n'était jamais sans en déguster un. Il suçait les mots comme les abeilles pompent les fleurs et comme elles en font du miel, il en faisait des idées."


[je trouve étranges (expéditives) deux formulations : "chatte de maternité" ; et "déguster un" , pour "un mot", qui se trouve bien loin en amont dans la phrase…]


jeudi 23 mai 2024

Hémon (ville)

Hémon, Monsieur Ripois et la Némésis, incipit : 

"M. Ripois franchit le seuil du restaurant du Littoral, les mains à fond dans ses poches, un cigare entre les dents et s’arrêta quelques instants sur le trottoir.

Dans Cambridge Circus les voitures tournoyaient comme un vol de goélands, traversant la place pour s’enfoncer dans Charing Cross Road ou dans Shaftesbury Avenue, en longues courbes rapides et faciles comme des coups d’ailes. Leur défilé incessant s’accompagnait d’une grande clameur égale faite du ronflement des moteurs et du bruit crépitant des pneus sur le sol, ressac monotone, que les appels de trompe et les hurlements des sirènes perçaient comme des cris.

Il n’y avait pas de ciel. Les regards levés n’allaient pas plus loin qu’une voûte indéfinie, sans couleur, qui pouvait être un manteau de brume, ou l’obscurité de la nuit, ou le vide d’un éther sans étoiles. Mais, au niveau du sol, l’atmosphère était presque libre de brouillard, et les mille lumières formaient sur les places et les rues une couche de clarté dans laquelle le trafic humain se mouvait avec assurance. Au-dessus de cette couche illuminée collée à la terre, le reste du monde s’oubliait dans la nuit.

D’un geste sec du petit doigt M. Ripois fit tomber la cendre de son cigare et traversa la chaussée nonchalamment."


mercredi 22 mai 2024

Helton (malchance)

Helton, Au Texas tu serais déjà mort § John Lennon est mort… (trad. fr. N. Richard, 1999) : 

"Il attirait aussi les accidents et il était fréquent qu’il se blesse gravement. Une fois il s’est pris dans le tibia une balle de base-ball lancée à pleine vitesse, ce qui lui a valu une thrombose géante à la jambe qu’il a fallu opérer ; une autre fois, alors qu’il faisait l’attrapeur, il a reçu une batte de base-ball en pleine tête, ce qui lui a valu une embolie cérébrale, maintes cicatrices et opérations au crâne ; un jour il s’est assis à côté de moi et a croqué à plusieurs reprises dans l’oreille d’éléphant, la plante vénéneuse du jardin de ma grand-mère, et il a fallu l’emmener d’urgence à l’hôpital ; il y a eu encore le marteau de forgeron qu’il a fait tomber, se brisant les orteils, le coup classique du bras cassé quand il a sauté du toit en essayant de s’envoler, le sirop d’ipéca qu’il avait bu d’un trait, ayant confondu avec le sirop pour pancakes, ce qui avait occasionné des vomissements pendant toute la journée et lui avait valu un séjour aux urgences."


[selon la préface de R. Crumb, nombre de textes de cet auteur, dont celui d'où est tiré l'extrait ci-dessus, n'a pas été publié dans sa langue d'origine…]


mardi 21 mai 2024

Benjamin (livres)

Benjamin, Images de pensée, in Œuvres, Livre de Poche t. III

[ réf. à vérifier et préciser ; cité en exergue de B. Munier : Quand Paris était un roman ]

" Aucune ville n’est liée aussi intimement au livre que Paris. […] La flânerie la plus achevée, par conséquent la plus heureuse, conduit ici encore vers le livre, et dans le livre. Car depuis des siècles, le lierre des feuilles savantes s’est attaché sur les quais de la Seine : Paris est la grande salle de lecture d’une bibliothèque que traverse la Seine."


lundi 20 mai 2024

James (Maisie)

James (Henry), Ce que savait Maisie, incipit, trad. Yourcenar : 

"L'avenir de l'enfant était assuré, mais le nouvel arrangement était certes fait pour confondre toutes les notions dans une jeune intelligence intensément sensible au fait que quelque chose de très important s'était sans doute passé et cherchant autour de soi avec anxiété les effets d'une si grande cause. Le destin de cette passive petite fille était de voir beaucoup plus de choses qu'elle n'en pouvait tout d'abord comprendre bien plus que toute autre petite fille, si passive qu'elle eût jamais l'occasion d'être, n'avait jamais compris avant elle. […] Elle était prise pour confidente par des passions sur lesquelles elle fixait le même regard ébahi qu'elle aurait pu avoir pour des images se poursuivant sur un mur à travers une lanterne magique. Son petit univers était une fantasmagorie : des ombres étranges dansant sur un drap. On eût dit que le spectacle se donnait pour elle : petite enfant de rien du tout un peu intimidée dans ce grand théâtre obscur. Bref, l’expérience de la vie lui était prodiguée avec une largesse à laquelle l’égoïsme des autres trouvait son compte, et seule l’innocence de sa jeunesse pouvait détourner le danger."

   

The child was provided for, but the new arrangement was inevitably confounding to a young intelligence intensely aware that something had happened which must matter a good deal and looking anxiously out for the effects of so great a cause. It was to be the fate of this patient little girl to see much more than she at first understood, but also even at first to understand much more than any little girl, however patient, had perhaps ever understood before. […] She was taken into the confidence of passions on which she fixed just the stare she might have had for images bounding across the wall in the slide of a magic-lantern. Her little world was phantasmagoric – strange shadows dancing on a sheet. It was as if the whole performance had been given for her – a mite of a half-scared infant in a great dim theatre. She was in short introduced to life with a liberality in which the selfishness of others found its account, and there was nothing to avert the sacrifice but the modesty of her youth.


dimanche 19 mai 2024

Kandinsky (couleurs)

Kandinsky, Du Spirituel dans l'art, chap. "Le langage des formes et des couleurs" (extraits) trad. Debrand et Du Crest :

"Les couleurs claires attirent davantage l'œil et le retiennent. Les couleurs claires et chaudes le retiennent plus encore : comme la flamme attire l'homme irrésistiblement, le vermillon attire et irrite le regard. Le jaune citron vif blesse les yeux. L'œil ne peut le soutenir. On dirait une oreille déchirée par le son aigre de la trompette. Le regard clignote et va se plonger dans les calmes profondeurs du bleu et du vert."

"Le bleu apaise et calme en s'approfondissant. En glissant vers le noir, il se colore d'une tristesse qui dépasse l'humain, semblable à celle où l'on est plongé dans certains états graves qui n'ont pas de fin et qui ne peuvent pas en avoir. Lorsqu'il s'éclaircit, ce qui ne lui convient guère, le bleu semble lointain et indifférent, tel le ciel haut et bleu clair. A mesure qu'il s'éclaircit, le bleu perd de sa sonorité, jusqu'à n'être plus qu'un repos silencieux, et devient blanc."

" La passivité est le caractère dominant du vert absolu. Qu'il passe au clair ou au foncé, le vert ne perd jamais son caractère premier d'indifférence et d'immobilité."

"Le rouge, couleur sans limites, essentiellement chaude, agit intérieurement comme une couleur débordante d'une vie ardente et agitée. Dans cette ardeur, dans cette effervescence, transparaît une sorte de maturité mâle, tournée vers soi et pour qui l'extérieur ne compte guère."

"Le rouge chaud, rendu plus intense par l'addition du jaune donne l'orangé. Le mouvement du rouge, qui était enfermé en lui-même, se transforme en irradiations, en expansion."

"Le violet est un rouge refroidi au sens physique et psychique du mot. Il y a en lui quelque chose de maladif, d'éteint et triste. C'est la raison, sans doute, pour laquelle les vieilles dames le choisissent pour leurs robes. Les Chinois en ont fait la couleur du deuil. Il a les vibrations sourdes du cor anglais, du chalumeau et répond, en s'approfondissant, aux sons graves du basson."

"Et enfin, le noir : comme un "rien" sans possibilités, comme un "rien" mort après la mort du soleil, comme un silence éternel, sans avenir sans l'espérance même d'un avenir, résonne intérieurement le noir. En musique, ce qui y correspond c'est la pause qui marque une fin complète, qui sera suivie, ensuite, d'autre chose peut-être, – la naissance d'un autre monde. Car tout ce qui est suspendu par ce silence est fini pour toujours : le cercle est fermé. "