samedi 2 janvier 2021

Bouvier (pluie)

 Bouvier, Chronique japonaise, 'L'île sans mémoire' [Hokkaïdo], Quarto p. 657 :

"La pluie dans ce pays fait de si peu, c'est toujours un petit quelque chose de plus. J'aime d'ailleurs beaucoup ces natures qui ne font pas de musique symphonique mais ne connaissent que quelques notes et les répètent inlassablement. Dans ce peu qui me ressemble je me sens chez moi, je m'y retrouve, j'ai enfin le sentiment de comprendre ce que l'on cherche à me dire. En outre, cette gare vient de m'en rappeler une autre dans le canton de Vaud (Suisse) où, à six ou sept ans, j'ai souvent somnolé, jambes ballantes et le nez dans mes moufles en attendant le train du lait. Enfin ! me direz-vous, ce ciel polaire et bas, cette mer étale, cette absence, ces corbeaux, pourquoi le canton de Vaud ? C'est la lumière de cette lampe opaline à contrepoids accrochée trop haut au-dessus de la table, la façon dont les paquets bruns fortement ficelés s'entassent derrière le guichet, le bruit de cette grosse pendule ronde dont les secondes sont larges comme le doigt, bref, de ces riens qui s'agencent et conspirent pour former un climat. Car ce n'est pas par l'identité des choses elles-mêmes, mais par les rapports qui s'établissent secrètement entre ces choses que des lieux qui n'auraient rien en commun entrent soudain en résonance dans une logique hallucinée et entièrement nouvelle."


vendredi 1 janvier 2021

Proust (jour de l'An)

 Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleurs : 

"Il soufflait un vent humide et doux. C'était un temps que je connaissais ; j'eus la sensation et le pressentiment que le jour de l'An n'était pas un jour différent des autres, qu'il n'était pas le premier d'un monde nouveau où j'aurais pu, avec une chance encore intacte, refaire la connaissance de Gilberte comme au temps de la Création, comme s'il n'existait pas encore de passé, comme si eussent été anéanties, avec les indices qu'on aurait pu en tirer pour l'avenir, les déceptions qu'elle m'avait parfois causées : un nouveau monde où rien ne subsistât de l'ancien… rien qu'une chose : mon désir que Gilberte m'aimât. Je compris que si mon coeur souhaitait ce renouvellement autour de lui d'un univers qui ne l'avait pas satisfait, c'est que lui, mon coeur, n'avait pas changé, et je me dis qu'il n'y avait pas de raison pour que celui de Gilberte eût changé davantage ; je sentis que cette nouvelle amitié c'était la même, comme ne sont pas séparées des autres par un fossé les années nouvelles que notre désir, sans pouvoir les atteindre et les modifier, recouvre à leur insu d'un nom différent. J'avais beau dédier celle-ci à Gilberte, et comme on superpose une religion aux lois aveugles de la nature, essayer d'imprimer au jour de l'An l'idée particulière que je m'étais faite de lui, c'était en vain ; je sentais qu'il ne savait pas qu'on l'appelât le jour de l'An, qu'il finissait dans le crépuscule d'une façon qui ne m'était pas nouvelle : dans le vent doux qui soufflait autour de la colonne d'affiches, j'avais reconnu, j'avais senti reparaître la matière éternelle et commune, l'humidité familière, l'ignorante fluidité des anciens jours.

Je revins à la maison. Je venais de vivre le 1er janvier des hommes vieux qui diffèrent ce jour-là des jeunes, non parce qu'on ne leur donne plus d'étrennes, mais parce qu'ils ne croient plus au nouvel An. "


Cf., chez le narrateur plus jeune (Du Côté de chez Swann) : 

"... une fête s'il y en avait une prochaine, un anniversaire, le Nouvel An peut-être, un de ces jours qui ne sont pas pareils aux autres, où le temps recommence sur de nouveaux frais en rejetant l'héritage du passé, en n'acceptant pas le legs de ses tristesses) je demandais à Gilberte de renoncer à notre amitié ancienne et de jeter les bases d'une nouvelle amitié."



jeudi 31 décembre 2020

Morand + Chardonne (Bresson)

 Morand, lettre à Chardonne, 18 mars 1963, Corresp. t. 2 : 

"J’ai été voir la Jeanne d’Arc de Bresson, ce janséniste de l’écran. La fille de Delay est belle, mais elle n’est pas inspirée. On ne sent à aucun moment qu’elle entend des voix ; bref, fuyant les poncifs du professionnel, de l’acteur, Bresson ne fait qu’y substituer les défauts de l’amateur : mauvaise prononciation, voix mal placée, etc... Mais il préfère tout au Conservatoire. Je ne le lui dirai pas, car c’est un auvergnat têtu, qui n’écoute rien. Lui seul entend des voix, celles de son art ; ses beaux yeux bleus, sa figure pure et inspirée, il ne les a pas transmises à sa Jeanne d’Arc. [...] Bresson supprime, dans ses films, le mouvement. Ce qu’il veut, c’est substituer au mouvement extérieur un mouvement intérieur ; encore faut-il que ce dernier existe."   


Écho de Chardonne (20 mars) : 

"[Bresson], je l’ai vu une fois, il y a dix ans ; je lui ai dit alors ce que vous n’avez pas osé lui dire : un grand acteur est d’un naturel parfait ; un amateur (femme surtout) sera un mauvais acteur, tout emprunté ; le naturel, cela s’apprend ; c’est le plus difficile en art. Les plus grands écrivains y parviennent à peine ; il faut toute une vie. Le naturel c’est le fond de l’être ; ce n’est pas la surface."


mercredi 30 décembre 2020

Proust (théâtre et monopsychisme)

 Proust, À l'Ombre des jeunes filles en fleurs : 

"À cette époque j’avais l’amour du théâtre, amour platonique, car mes parents ne m’avaient encore jamais permis d’y aller, et je me représentais d’une façon si peu exacte les plaisirs qu’on y goûtait que je n’étais pas éloigné de croire que chaque spectateur regardait comme dans un stéréoscope un décor qui n’était que pour lui, quoique semblable au millier d’autres que regardait, chacun pour soi, le reste des spectateurs."  [...]


"Depuis que je savais que – contrairement à ce que m'avaient si longtemps représenté mes imaginations enfantines – il n'y avait qu'une scène pour tout le monde, je pensais qu'on devait être empêché de bien voir par les autres spectateurs comme on l'est au milieu d'une foule ; or je me rendis compte qu'au contraire, grâce à une disposition qui est comme le symbole de toute perception, chacun se sent le centre du théâtre ; ce qui m'expliqua qu'une fois qu'on avait envoyé Françoise voir un mélodrame aux troisièmes galeries, elle avait assuré en rentrant que sa place était la meilleure qu'on pût avoir, et au lieu de se trouver trop loin, s'était sentie intimidée par la proximité mystérieuse et vivante du rideau. [...]


"J'aurais peut-être dû pourtant me dire que puisque c'était sincèrement, en m'abandonnant à ma pensée, que d'une part j'avais tant sympathisé avec l'œuvre de Bergotte et que, d'autre part, j'avais éprouvé au théâtre un désappointement dont je ne connaissais pas les raisons, ces deux mouvements instinctifs qui m'avaient entraîné ne devaient pas être si différents l'un de l'autre, mais obéir aux mêmes lois ; et que cet esprit de Bergotte que j'avais aimé dans ses livres ne devait pas être quelque chose d'entièrement étranger et hostile à ma déception et à mon incapacité de l'exprimer. Car mon intelligence devait être une, et peut-être même n'en existe-t-il qu'une seule dont tout le monde est colocataire, une intelligence sur laquelle chacun, du fond de son corps particulier porte ses regards, comme au théâtre, où si chacun a sa place, en revanche, il n'y a qu'une seule scène."


lundi 28 décembre 2020

Rilke (sur Rodin)

 Rilke, lettre à Clara Rilke, 2 septembre 1902, Correspondance (traduction Briod / Jaccottet / Klossowski) Seuil p. 23 :

« D'immenses vitrines, pleines d'admirables fragments de La Porte de l'Enfer. Cela défie la description. Rien que des fragments, côte à côte, sur des mètres. Des nus de la grandeur de ma main, d'autres plus grands, mais rien que des morceaux, à peine un nu entier : souvent un morceau de bras, un morceau de jambe tels qu'ils se présentent, côte à côte, et tout près, le tronc qui leur revient. Ailleurs le torse d'une figure contre lequel se presse la tête d'une autre, le bras d'une troisième... comme si une tempête indicible, un cataclysme sans précédent s'étaient abattus sur cette œuvre. Pourtant, mieux on regarde, plus profondément on ressent que tout cela serait moins entier si chaque figure l'était. Chacun de ces débris possède une cohérence si exceptionnelle et si saisissante, chacun est si indubitable et demande si peu à être complété que l'on oublie que ce ne sont que des parties, et souvent des parties de corps différents, qui se rassemblent si passionnément ici. On devine soudain qu'envisager le corps comme un tout est plutôt l'affaire du savant, et celle de l'artiste, de créer à partir de ces éléments de nouvelles relations, de nouvelles unités, plus grandes, plus légitimes, plus éternelles...  »


sur Rilke et Rodin : 

http://www.musee-rodin.fr/fr/ressources/fiches-educatives/rencontre-rodin-et-rilke


L'écriture de Rilke : 



Da sind Riesenvitrinen, ganz erfüllt mit wundervollen Bruchstücken der Porte de L'Enfer. Es ist nicht zu beschreiben. Da liegt es meterweit nur Bruchstücke, eines neben dem andern. Akte in der Größe meiner Hand und größer ... aber nur Stücke, kaum einer ganz: oft nur ein Stück Arm, ein Stück Bein, wie sie so nebeneinanderhergehen, und das Stück Leib, das ganz nahe dazu gehört. Einmal der Torso einer Figur mit dem Kopf einer anderen an sich angepreßt, mit dem Arm einer dritten ... als wäre ein unsäglicher Sturm, eine Zerstörung ohnegleichen über dieses Werk gegangen. Und doch, je näher man zusieht, desto tiefer fühlt man, daß alles das weniger ganz wäre, wenn die einzelnen Körper ganz wären. Jeder dieser Brocken ist von einer so eminenten ergreifenden Einheit, so allein möglich, so gar nicht der Ergänzung bedürftig, daß man vergißt, daß es nur Teile und oft Teile von verschiedenen Körpern sind, die da so leidenschaftlich aneinanderhängen. Man fühlt plötzlich, daß es mehr Sache des Gelehrten ist, den Körper als Ganzes zu fassen - und vielmehr des Künstlers, aus den Teilen neue Verbindungen zu schaffen, neue, größere, gesetzmäßigere Einheiten ... ewigere ... 



dimanche 27 décembre 2020

Yourcenar (4 extraits)

 Yourcenar, Le Temps, ce grand sculpteur

p.13 : «[ces] statues à peine ébauchées, où la pierre pour ainsi dire remonte à la surface et abolit la gauche forme humaine, comme si le dieu figuré de la sorte appartenait davantage au monde sacré du minéral qu'à l'humain.»


p. 26 : «Vouloir immobiliser la vie, c'est la damnation du sculpteur. C'est en quoi, peut-être, toute mon oeuvre est contre nature. Le marbre, où nous croyons fixer une forme de la vie périssable, reprend à tout instant sa place dans la nature, par l'érosion, la patine, et les jeux de la lumière et de l'ombre sur des plans qui se crurent abstraits, mais ne sont cependant que la surface d'une pierre. Ainsi, l'éternelle mobilité de l'univers fait sans doute l'étonnement du Créateur.»


p. 209 : «Un jardinier me fait remarquer que c'est en automne qu'on perçoit la vraie couleur des arbres. Au printemps, l'abondance de la chlorophylle leur donne à tous une livrée verte. Septembre venu, ils se révèlent revêtus de leurs couleurs spécifiques, le bouleau blond et doré, l'érable jaune-orange-rouge, le chêne couleur de bronze et de fer.»


p. 211-212 : «Beauté exquise et artficielle du jet d'eau. L'hydraulique oblige l'eau à se comporter comme une flamme, à renouveler sans cesse à l'intérieur de sa colonne liquide son ascension vers le ciel. L'eau forcée s'élève jusqu'à la pointe de l'obélisque fluide, avant de retrouver sa liberté, qui est de descendre.»


Tanizaki (mots)

 Tanizaki [en note de l'édition Pléiade (1-1890) de l'Éloge de l'ombre, est donné un passage d'un autre essai] : 

« Quand on examine les textes classiques, on voit que les mêmes mots sont employés à maintes et maintes reprises, mais que, par une loi naturelle, ils se voient selon les cas investis d'une extension particulière, qu'à chaque fois une ombre les cerne comme une sorte de halo, et qu'ils se doublent d'un arrière-plan. [...] Autrement dit, le moindre mot se fait suggestion, met en branle l'imagination du lecteur, fait en sorte que ce dernier supplée de lui-même aux insuffisances de l'expression. La plume de l'auteur se contente de solliciter l'imagination du lecteur. Voilà en quoi consiste l'esprit de nos classiques, alors que l'écriture des Occidentaux serre le sens le plus étroitement, le plus précisément qu'il est possible, sans tolérer la moindre ombre, sans ménager la moindre place vacante pour l'imagination du lecteur. De notre point de vue, leur façon de dire les choses d'une manière si catégorique manque par trop de pouvoir suggestif, tandis que la nôtre est  pour eux hermétique et reste impuissante à les convaincre. »