samedi 21 mars 2020

James H. (Barye)


James, Henry, Esquisses parisiennes 1875-1876 (traduction M.P.) : 
« Les œuvres de Barye, à très peu d’exceptions près, sont de petite taille et, dans un éclairage imparfait, réclament une attention soigneuse. Il faut ajouter qu’en général, elles nous en récompensent. Il a porté à sa perfection l’expression des représentants les plus impressionnants de la race féline, et il les rend avec une sûreté et une vigueur incomparables. Il les a représentés dans toutes les attitudes possibles et toutes les manifestations de leurs passions, et c’est toujours la créature vivante, grondante que nous voyons, avec ses ressources infinies de sinuosité et de force. Quand on regarde ces petits bronzes de Barye, il sont si chargés de mouvement et de science qu’ils semblent dépasser la taille naturelle, et l’œil suit les belles lignes de l’épine dorsale et du muscle, et se perd dans les endroits plus souples du pelage, comme si les petites éraflures étaient de vraies rayures et les fractions de pouces étaient des pieds. Tout dans ces créatures est admirable : la courbe mouvante, palpable du dos et de la queue, la pose de la patte, forte et souple, la sensation irrésistible d’un parfait mécanisme intérieur. Mais le meilleur, ce sont les têtes et les faces. Barye a étudié l’expression léonine jusqu’à ce qu’elle n’ait plus de secrets pour lui, et il l’a modelée dans toute sa belle hideur. Certains de ces animaux, relevant la tête de la carcasse qu’ils ont entre le pattes, alors qu’ils avalent un morceau particulièrement tendre, sont d’un naturel criant ; on croit voir l’aplatissement de la tête et l’adoucissement et la contraction des yeux jaunes, et entendre le grognement et le gargouillis de la gorge. 
Rien de cela n’était trop difficile pour que Barye le tentât ; comme tous les vrais maîtres, il se régalait des difficultés, il les aimait, et il résolut triomphalement le problème des attitudes impossibles et des combinaisons inconcevables. De ce point de vue, une de ses œuvres est prodigieuse : le ‘Combat du Centaure et du Lapithe’ est, peut-être, la plus forte de ses productions. Le Lapithe chevauche le Centaure, serrant ses flancs entre ses genoux puissants, son bras levé brandissant une massue. Le torse du Centaure est tordu vers l’arrière avec un admirable jeu de muscles, et il essaie violemment de désarçonner son ennemi. 
Le sujet est magnifique, et l’auteur y a traité l’élément humain avec une habileté qui est chez lui tout à fait exceptionnelle. Ses hommes et ses femmes, dont on a plusieurs spécimens, sont plutôt grossiers et peu dessinés ; tout son soin, en général, va à ses bêtes sauvages. 
Mais ici l’homme est aussi bien traité que le cheval, et la rage monstrueuse de la créature qui trouve que les ressources combinées de l’homme et du cheval sont incapables de l’aider, a une expression vraiment tragique. Bien que Barye, hors des animaux, fût faible, il a eu une conception qui, s’il lui avait été permis de l’exécuter, se serait révélée sublime. En vérité, elle aurait tiré la moitié de sa sublimité de la beauté animale. 
Alors que la décoration de l’Arc de Triomphe était encore inachevée (en 1840), il lui fut suggéré d’exécuter un groupe à placer au sommet. Il proposa un aigle gigantesque de 70 pieds d’envergure se posant sur un ensemble colossal de cités capturées et de trophées - l’aigle perché sur les dépouilles. 
Je ne sais pas ce que cela aurait donné, mais cela semble excellent. Le projet ne fut pas réalisé, car, en 1840 il fut trouvé assez déplaisant pour les nations naguère ‘conquises’. 
Il faut noter aussi que l’exposition à l’Ecole des Beaux-Arts telle que je l’ai vue est une représentation élaborée de la cruauté. 
Presque tous les animaux de Barye déchirent, dévorent, se battent, se roulent dans le sang. « Les œuvres de M. Barye, ou la beauté plastique de la férocité », cela aurait été un nom approprié pour la collection. Si je n’avais rien su de son histoire, et que l’on m’ait demandé à quelle période de l’art appartenaient ces beaux petits bronzes, j’aurais dit qu’ils avaient été faits pour amuser les dames et les messieurs du bas-empire romain qui souhaitaient, dans leur logis, avoir un rappel des distractions du cirque. »



Parisian Sketches 
Letters To The New York Tribune 1875 1876

Paris as it is
Letter from Henry James, Jr. 
The exhibition of Barye’s animal statuary
The story of the sculptor’s carrer, his triumph over difficulties
(from a regular correspondent of ‘The Tribune’)

Barye's works, with very few exceptions, are small, and, in the imperfect light, require a very close inspection. It must be added that they generally repay it. He had caught in perfection the expression of the more formidable members of the feline race, and he renders it with incomparable certainty and vigor. He has represented them in every possible attitude and manifestation of their passions, and it is always the living, growling creature that we see, with its infinite resources of sinuosity and strength. As you look at these little bronzes of Barye, so full as they are of compressed movement and science, they seem to expand to the size of nature, and your eye follows the beautiful lines of spine and muscle, and loses itself in the softer places of the hide, as if the little scratches were real stripes and spots, and the fractions of inches were feet. Everything in these creatures is admirable the moving, palpable curve of back and tail, the strong, soft footfall, the irresistible sense of the perfect mechanism within. But the best thing is the heads and faces. Barye studied the leonine countenance until it had no secrets for him, and he modeled it in all its beautiful hideousness. Some of his animals, throwing back their heads from the carcass in their paws, while they swallow a peculiarly tender morsel, have an extraordinary truth to nature ; you seem to see the flattening of the head, and the softening and contraction of the yellow eyes, and to hear the comfortable snarl and gurgle of the throat. 
Nothing in this way was too difficult for Barye to attempt ; like all real masters he relished difficulties, he loved them, and he triumphantly solved the problem of impossible attitudes and inconceivable combinations. One of his works is in this respect prodigious ; the "Combat of the Centaur and the Lapitha" is, perhaps, indeed, the strongest of his productions. The Lapitha is astride of the Centaur's back, locking his flanks in his powerful knees, swinging a club in his uplifted arm. The Centaur's torso is twisted back with an admirable play of muscle, and he is fiercely trying to unseat his enemy.
The subject is magnificent, and the author has handled the human element in it with a skill which, for him, is quite exceptional. His men and women, of whom there are several specimens, are rather gross and unshaped; all his delicacy, generally speaking, is in his wild beasts. 
But here the man is as good as the horse, and the monstrous rage of the creature who finds that the combined resources of both man and horse are helpless to assist him has a really tragic expression. Though Barye was weak, outside of his animals, he had once a conception which, if he had been permitted to execute it, might have proved sublime. It would have drawn half its sublimity, indeed, from animal beauty. 
While the decoration of the Arc de Triomphe was still unfinished (in 1840), it was suggested to Barye to execute a group to be placed on the summit. He proposed a gigantic eagle, of 70 feet from wing to wing, lighting upon a colossal aggregation of captured towns and trophies the eagle of victory perched upon the spoils of conquest. I don't know how it would have looked, but it sounds very fine. The plan was not carried out, as it was thought rather impertinent to the "conquered" nations whichever, in 1840, they were. One thing more to be noticed is that the exhibition at the Ecole des Beaux Arts is (as I have seen it well observed) an elaborate representation of cruelty. 
One thing more to be noticed is that the exhibition at the Ecole des Beaux Arts is (as I have seen it well observed) an elaborate representation of cruelty. 
All Barye's animals or almost all are tearing something to pieces, devouring, fighting, weltering in blood. "The works of M. Barye, or the plastic beauty of ferocity" that would have been a good name for the collection. If I had known nothing of its history, and had been asked to what period of art these beautiful little bronzes belonged, I should have said that they were made to amuse the ladies and gentlemen of the later Roman empire, when they wished, in their houses, a little memento of the entertainments of the circus. 


vendredi 20 mars 2020

Blake (tigre)


Blake, Chants de l’expérience, [trad. Cazamian]

Le Tigre

Tigre, tigre, qui flamboies 
Dans les forêts nocturnes, 
Quelle main, quel œil immortel 
Put ajuster ta terrifiante symétrie ?

Dans quel abîme, dans quels cieux lointains 
A brûlé le feu de tes yeux ? 
Quelle aile osa s'y élever ? 
Quelle main osa saisir ce feu ?

Quel bras, quel art 
Surent tordre les fibres de ton cœur ? 
Et quand ton cœur se mit à battre, 
Quelle main, quels pieds redoutables ?

Quels furent le marteau et la chaîne, 
Dans quel brasier fut ton cerveau ? 
Quelle fut l'enclume ? 
Quelle terrible étreinte 
En osa saisir l'effroi mortel ?

Quand les étoiles jetèrent leurs lances, 
Rafraîchissant le ciel de leurs pleurs, 
Dieu sourit-il, voyant son œuvre ? 
Celui qui créa l'Agneau t'a-t-il créé ?

Tigre, tigre, qui flamboies 
Dans les forêts nocturnes, 
Quelle main, quel œil immortel 
Osèrent ajuster ta terrifiante symétrie ?


Songs of experience

The Tyger

Tyger Tyger, burning bright, 
In the forests of the night ; 
What immortal hand or eye, 
Could frame thy fearful symmetry ?

In what distant deeps or skies, 
Burnt the fire of thine eyes ?
On what wings dare he aspire ?
What the hand, dare seize the fire ?

And what shoulder, & what art,
Could twist the sinews of thy heart ?
And when thy heart began to beat,
What dread hand? & what dread feet ?

What the hammer ? what the chain, 
In what furnace was thy brain ?
What the anvil? what dread grasp, 
Dare its deadly terrors clasp ! 

When the stars threw down their spears 
And water'd heaven with their tears : 
Did he smile his work to see ?
Did he who made the Lamb make thee ?

Tyger Tyger burning bright, 
In the forests of the night : 
What immortal hand or eye,
Dare frame thy fearful symmetry ?

jeudi 19 mars 2020

Valéry (tigre 2)


Valéry, Mélange Pléiade 1-294, Pochothèque 3-35 :   

Le même
L'énorme fauve est couché tout contre les barres de sa cage. Son immobilité me fixe. Sa beauté me cristallise. Je tombe en rêverie devant cette personne animale impénétrable. Je compose dans mon esprit les forces et les formes de ce magnifique seigneur qu'une robe si noble et si souple enveloppe.
Il porte sur ce qu'il voit un regard incurieux. Je cherche ingénument à lire des attributs humains sur son mufle admirable. Je m'attache à l'expression de supériorité fermée, de puissance et d'absence, que je trouve à cette face de maître absolu, étrangement voilée, ou ornée d'une dentelle très déliée d'arabesques noires très élégantes, comme peintes sur le masque de poils dorés.
Point de férocité : quelque chose de plus formidable, - je ne sais quelle certitude d'être fatal.
Quelle plénitude, quel égotisme sans défaut, quel isolement souverain ! L'imminence de tout ce qu'il vaut est avec lui. Cet être me fait songer vaguement à un grand empire.
Il n'est pas possible d'être plus soi-même, plus exactement armé, doué, chargé, instruit de tout ce qu'il faut pour être parfaitement tigre. Il ne peut lui venir d'appétit ni de tentation qui ne trouvent en lui leurs moyens les plus prompts.
Je lui donne cette devise : SANS PHRASES !

mercredi 18 mars 2020

Valéry (tigre 1)


Valéry, Mélange Pléiade t. 1 p. 293, Pochothèque t. 3 p. 34-35 :   

Tiger
Londres - Tigre au Zoo - Admirable bête, à tête d'un sérieux formidable et ce masque connu, où il y a du Mongol, une puissance royale, une possibilité, expression fermée de pouvoir - quelque chose d'au-delà de la cruauté - une expression de fatalité - Tête de maître absolu au repos - Ennuyé, formidable, chargé - Impossible d'être plus idéalement tigre.
Mais cet animal admirable croise et décroise ses bras ; on voit, de temps à autre, des muscles rouler légèrement sous la robe fauve fouettée de noir - La queue vit. - Ont-ils conscience de ces mouvements éloignés ? - Cet animal a l'air d'un grand empire.
Le "pétillement" des réflexes locaux - Chercher à déchiffrer cette vie intérieure contenue.
Je ne puis m'attarder et étudier longtemps cette bête - le plus beau tigre que j'aie vu -
Je pense à la "littérature" possible sur ce sujet... Aux images que l'on chercherait et que je ne chercherais pas. Je chercherais à le posséder dans son état de vie et de forme mobile, déformable par l'acte, avant que de le traiter par écriture.
Mouvement pendulaire des fauves le long des grilles où leurs stries frôlent les barreaux.
Il ouvre la gueule. Bâillement - Présence et absence de l'âme du tigre, qui attend éternellement l'événement. 


mardi 17 mars 2020

Starobinski (théâtre)

StarobinskiCritique et principe d'autorité : De Rousseau à Germaine de Staël (Table d’orientation p. 57) : 
"Pour les prédicateurs du XVIIe siècle, rien n'était plus suspect que le mouvement par lequel un spectateur s'identifiait aux personnages de la tragédie, ou par lequel un lecteur se laissait entraîner à partager les sentiments des héros de roman. Dès qu'elle exerçait sa séduction jusqu'à livrer les âmes à la tyrannie de la passion, la littérature cessait d'être un divertissement sans conséquence. En invitant les individus à se confondre avec des créatures imaginaires, à éprouver leurs désirs et leurs tourments, elle n'était pas coupable seulement de favoriser le péché de concupiscence ou le péché d'orgueil, elle devenait la concurrente de la religion ; elle proposait une contrefaçon mondaine de l'acte de dévotion, et substituait au seul objet légitime (Dieu, le Christ en croix) des appâts spécieux. Le spectateur, le lecteur, transportés hors d'eux-mêmes, se perdaient dans la passion des héros fictifs, tandis qu'en participant à la Passion du Christ ils se seraient remis en mains sûres. Il fallait les détourner de poursuivre le simulacre d'un bonheur que seul le ciel pouvait assurer. En critiquant la comédie et les romans, Bossuet, Nicole, Bourdaloue dénonçaient une forme d'idolâtrie, une infidélité à la seule autorité qu'il convenait de reconnaître. Le danger de la littérature, à leurs yeux, loin de tenir à sa seule frivolité, résidait encore bien davantage dans l'intensité de sa fascination, dans l'arrachement à soi et aux devoirs quotidiens qui allait jusqu'à parodier le dégoût du monde éprouvé par les âmes mystiques*.

* Nicole écrit, pour blâmer les partisans de la comédie : «On ne considère pas que la vie chrétienne doit être non seulement une imitation, mais une continuation de la vie de Jésus-Christ, puisque c'est son esprit qui doit agir en eux, et imprimer dans leurs œuvres les mêmes sentiments qu'il a imprimés dans celui de Jésus-Christ. Si l'on regardait la vie chrétienne par ces vues, on connaîtrait aussitôt combien la comédie y est opposée.» (Œuvres Philosophiques et Morales de Nicole, Paris, 1845, p. 451)"


lundi 16 mars 2020

Aymé + Duras (routes)


Aymé, Gustalin [1937], p. 8-9 : 
« Gustalin, une fois de plus, rêva que le chemin communal et la route de Poligny étaient des routes nationales de première importance. Et sur ces grandes voies de communication, il y avait un trafic du diable, des camions par files, des voitures de place, des autocars, des taxis, des cabriolets décapotables, des grand-sport, et toutes les marques. Et au croisement, il y avait plus d’un accident. C’est bien simple, au garage, on n’avait pas une minute à soi. Lui, Gustalin, avec ses quatre mécaniciens et ses préposés aux trois pompes, il était partout à la fois, mettant la dernière main aux ouvrages de finesse, activant son monde et le bousculant même un peu. À vrai dire, bousculer n’était pas le mot, parce qu’il n’était pas celui à vouloir vexer le monde, surtout qu’on se trouvait là entre hommes du métier, entre amis. Non, simplement, ce qu’il y avait, c’est qu’en donnant un coup de main, le plus malin en remontrait aux autres. Et lui, justement, on ne le prenait jamais de court. Bien souvent, des voyageurs, des étrangers, venus des confins du monde sur des voitures inconnues, lui proposaient des cas difficiles, des cas désespérés. C’étaient des maladies rares du pont-arrière, des tumeurs dans la boîte de vitesses, des caprices subtils de la magnéto ou du carburateur. Gustalin n’hésitait jamais et il n’y avait pas d’exemple qu’il se fût trompé. Résultat de la chose, c’est qu’on venait le consulter de Dôle et même de Dijon et de Besançon, et pas seulement des particuliers, mais des garagistes. Et ses consultations n’avaient pas de prix. À celui qui pouvait, il disait aussi bien c’est cinq cents ou c’est mille francs, et pour les petits qui lui arrivaient sur des tapeculs, ce n’était des fois rien du tout. Mais qui roulait des yeux derrière les carreaux de sa cuisine, c’était peut-être la Flavie. Non seulement ses vaches et sa culture passaient inaperçues parmi les voitures, les appels, les klaxons, les mécaniciens affairés, les ordres lancés dans la presse et dans le tumulte, mais leur contribution au train du ménage était devenue dérisoire. »

Duras, Un Barrage contre le Pacifique [1950], première partie : 
« De temps en temps elle sortait de l’eau, s’asseyait sur la berge et regardait la piste qui donnait d’un côté vers Ram, de l’autre vers Kam et, beaucoup plus loin, vers la ville, la plus grande ville de la colonie, la capitale, qui se trouvait à huit cents kilomètres de là. Le jour viendrait où une automobile s’arrêterait enfin devant le bungalow. Un homme ou une femme en descendrait pour demander un renseignement ou une aide quelconque, à Joseph ou à elle. Elle ne voyait pas très bien quel genre de renseignements on pourrait leur demander : il n’y avait dans la plaine qu’une seule piste qui allait de Ram à la ville en passant par Kam. On ne pouvait donc pas se tromper de chemin. Quand même, on ne pouvait pas tout prévoir et Suzanne espérait. Un jour un homme s’arrêterait, peut-être, pourquoi pas ? Parce qu’il l’aurait aperçue près du pont. Il se pourrait qu’elle lui plaise et qu’il lui propose de l’emmener à la ville. Mais, à part le car, il passait peu d’autos sur la piste, pas plus de deux ou trois dans la journée. C’était toujours les mêmes autos de chasseurs qui allaient jusqu’à Ram, à soixante kilomètres de là, et qu’on voyait quelques jours après repasser en sens inverse. Elles passaient à toute vitesse en klaxonnant sans arrêt pour chasser les enfants de la piste. Longtemps avant de les voir surgir dans un nuage de poussière, on entendait leurs klaxons sourds et puissants dans la forêt. Joseph aussi attendait une auto qui s’arrêterait devant le bungalow. Celle-là serait conduite par une femme blond platine qui fumerait des 555 et qui serait fardée. Elle, par exemple, elle pourrait commencer à lui demander de l’aider à réparer son pneu. »

dimanche 15 mars 2020

Rufin (Compostelle)


Rufin (Jean-Christophe), Immortelle randonnée, Compostelle malgré moi, Éditions Guérin, Chamonix, 2013, p. 21-23 :

« Pourquoi ?
C’est évidemment la question que se posent les autres, même quand ils ne vous la posent pas. Chaque fois qu’au retour vous prononcerez la phrase : « Je suis allé à Compostelle à pied », vous noterez la même expression dans les regards. Elle traduit d’abord l’étonnement (« Qu’est-ce qu’il est allé chercher là-bas ? ») puis, à une certaine manière de vous dévisager à la dérobée, la méfiance. Rapidement, une conclusion s’impose : « Ce type doit avoir un problème ». Vous sentez le malaise s’installer. Heureusement, nous vivons dans un monde où la tolérance exprime la joie, en même temps que la surprise. « Quelle chance tu as ! » Et il ajoute car, tant qu’à mentir, autant le faire avec conviction et emphase : « C’est mon rêve de faire ce chemin un jour... » […]
Comment expliquer, à ceux qui ne l’ont pas vécu, que le Chemin a pour effet sinon pour vertu de faire oublier les raisons qui ont amené à s’y engager ? À la confusion et à la multitude des pensées qui ont poussé à prendre la route, il subsiste la simple évidence de la marche. On est parti, voilà tout. C’est de cette manière qu’il règle le problème du pourquoi : par l’oubli. On ne sait plus ce qu’il y avait avant. Comme ces découvertes qui détruisent tout ce qui les a précédées, le pèlerinage de Compostelle, tyrannique, totalitaire, fait disparaître les réflexions qui ont conduit à l’entreprendre. »