jeudi 19 mars 2020

Valéry (tigre 2)


Valéry, Mélange Pléiade 1-294, Pochothèque 3-35 :   

Le même
L'énorme fauve est couché tout contre les barres de sa cage. Son immobilité me fixe. Sa beauté me cristallise. Je tombe en rêverie devant cette personne animale impénétrable. Je compose dans mon esprit les forces et les formes de ce magnifique seigneur qu'une robe si noble et si souple enveloppe.
Il porte sur ce qu'il voit un regard incurieux. Je cherche ingénument à lire des attributs humains sur son mufle admirable. Je m'attache à l'expression de supériorité fermée, de puissance et d'absence, que je trouve à cette face de maître absolu, étrangement voilée, ou ornée d'une dentelle très déliée d'arabesques noires très élégantes, comme peintes sur le masque de poils dorés.
Point de férocité : quelque chose de plus formidable, - je ne sais quelle certitude d'être fatal.
Quelle plénitude, quel égotisme sans défaut, quel isolement souverain ! L'imminence de tout ce qu'il vaut est avec lui. Cet être me fait songer vaguement à un grand empire.
Il n'est pas possible d'être plus soi-même, plus exactement armé, doué, chargé, instruit de tout ce qu'il faut pour être parfaitement tigre. Il ne peut lui venir d'appétit ni de tentation qui ne trouvent en lui leurs moyens les plus prompts.
Je lui donne cette devise : SANS PHRASES !