Aymé, Gustalin [1937], p. 8-9 :
« Gustalin, une fois de plus, rêva que le chemin communal et la route de Poligny étaient des routes nationales de première importance. Et sur ces grandes voies de communication, il y avait un trafic du diable, des camions par files, des voitures de place, des autocars, des taxis, des cabriolets décapotables, des grand-sport, et toutes les marques. Et au croisement, il y avait plus d’un accident. C’est bien simple, au garage, on n’avait pas une minute à soi. Lui, Gustalin, avec ses quatre mécaniciens et ses préposés aux trois pompes, il était partout à la fois, mettant la dernière main aux ouvrages de finesse, activant son monde et le bousculant même un peu. À vrai dire, bousculer n’était pas le mot, parce qu’il n’était pas celui à vouloir vexer le monde, surtout qu’on se trouvait là entre hommes du métier, entre amis. Non, simplement, ce qu’il y avait, c’est qu’en donnant un coup de main, le plus malin en remontrait aux autres. Et lui, justement, on ne le prenait jamais de court. Bien souvent, des voyageurs, des étrangers, venus des confins du monde sur des voitures inconnues, lui proposaient des cas difficiles, des cas désespérés. C’étaient des maladies rares du pont-arrière, des tumeurs dans la boîte de vitesses, des caprices subtils de la magnéto ou du carburateur. Gustalin n’hésitait jamais et il n’y avait pas d’exemple qu’il se fût trompé. Résultat de la chose, c’est qu’on venait le consulter de Dôle et même de Dijon et de Besançon, et pas seulement des particuliers, mais des garagistes. Et ses consultations n’avaient pas de prix. À celui qui pouvait, il disait aussi bien c’est cinq cents ou c’est mille francs, et pour les petits qui lui arrivaient sur des tapeculs, ce n’était des fois rien du tout. Mais qui roulait des yeux derrière les carreaux de sa cuisine, c’était peut-être la Flavie. Non seulement ses vaches et sa culture passaient inaperçues parmi les voitures, les appels, les klaxons, les mécaniciens affairés, les ordres lancés dans la presse et dans le tumulte, mais leur contribution au train du ménage était devenue dérisoire. »
Duras, Un Barrage contre le Pacifique [1950], première partie :
« De temps en temps elle sortait de l’eau, s’asseyait sur la berge et regardait la piste qui donnait d’un côté vers Ram, de l’autre vers Kam et, beaucoup plus loin, vers la ville, la plus grande ville de la colonie, la capitale, qui se trouvait à huit cents kilomètres de là. Le jour viendrait où une automobile s’arrêterait enfin devant le bungalow. Un homme ou une femme en descendrait pour demander un renseignement ou une aide quelconque, à Joseph ou à elle. Elle ne voyait pas très bien quel genre de renseignements on pourrait leur demander : il n’y avait dans la plaine qu’une seule piste qui allait de Ram à la ville en passant par Kam. On ne pouvait donc pas se tromper de chemin. Quand même, on ne pouvait pas tout prévoir et Suzanne espérait. Un jour un homme s’arrêterait, peut-être, pourquoi pas ? Parce qu’il l’aurait aperçue près du pont. Il se pourrait qu’elle lui plaise et qu’il lui propose de l’emmener à la ville. Mais, à part le car, il passait peu d’autos sur la piste, pas plus de deux ou trois dans la journée. C’était toujours les mêmes autos de chasseurs qui allaient jusqu’à Ram, à soixante kilomètres de là, et qu’on voyait quelques jours après repasser en sens inverse. Elles passaient à toute vitesse en klaxonnant sans arrêt pour chasser les enfants de la piste. Longtemps avant de les voir surgir dans un nuage de poussière, on entendait leurs klaxons sourds et puissants dans la forêt. Joseph aussi attendait une auto qui s’arrêterait devant le bungalow. Celle-là serait conduite par une femme blond platine qui fumerait des 555 et qui serait fardée. Elle, par exemple, elle pourrait commencer à lui demander de l’aider à réparer son pneu. »