Rufin (Jean-Christophe), Immortelle randonnée, Compostelle malgré moi, Éditions Guérin, Chamonix, 2013, p. 21-23 :
« Pourquoi ?
C’est évidemment la question que se posent les autres, même quand ils ne vous la posent pas. Chaque fois qu’au retour vous prononcerez la phrase : « Je suis allé à Compostelle à pied », vous noterez la même expression dans les regards. Elle traduit d’abord l’étonnement (« Qu’est-ce qu’il est allé chercher là-bas ? ») puis, à une certaine manière de vous dévisager à la dérobée, la méfiance. Rapidement, une conclusion s’impose : « Ce type doit avoir un problème ». Vous sentez le malaise s’installer. Heureusement, nous vivons dans un monde où la tolérance exprime la joie, en même temps que la surprise. « Quelle chance tu as ! » Et il ajoute car, tant qu’à mentir, autant le faire avec conviction et emphase : « C’est mon rêve de faire ce chemin un jour... » […]
Comment expliquer, à ceux qui ne l’ont pas vécu, que le Chemin a pour effet sinon pour vertu de faire oublier les raisons qui ont amené à s’y engager ? À la confusion et à la multitude des pensées qui ont poussé à prendre la route, il subsiste la simple évidence de la marche. On est parti, voilà tout. C’est de cette manière qu’il règle le problème du pourquoi : par l’oubli. On ne sait plus ce qu’il y avait avant. Comme ces découvertes qui détruisent tout ce qui les a précédées, le pèlerinage de Compostelle, tyrannique, totalitaire, fait disparaître les réflexions qui ont conduit à l’entreprendre. »