samedi 17 septembre 2022

Diderot (lacune)

Diderot, lettre à Falconet, décembre 1765 : 

"Il est doux d’entendre pendant la nuit un concert de flûtes qui s’exécute au loin et dont il ne me parvient que quelques sons épars que mon imagination, aidée de la finesse de mon oreille, réussit à lier, et dont elle fait un chant suivi qui la charme d’autant plus, que c’est en bonne partie son ouvrage. Je crois que le concert qui s’exécute de près a bien son prix. Mais le croirez-vous, mon ami ? ce n’est pas celui-ci, c’est le premier qui enivre."


vendredi 16 septembre 2022

Lorrain (mémoire)

Lorrain, Monsieur de Phocas chap. "Le refuge" : 

"La vivifiante odeur des foins et des récoltes, les charpentes des hangars noyés dans la pénombre, les rais lumineux tombés d’une lucarne, les atomes de clarté tourbillonnant dans la chaleur, le clair-obscur des greniers, les herbes des prés engrangées là, sous les lourds toits de chaume, Jean Destreux et sa chemise de toile bise ouverte sur sa poitrine incarnaient tout cela.

Mais je ne m’en rendais pas compte : je ne saisissais alors ni les couleurs, ni les parfums, ni les formes ; je les ressentais puissamment, inconsciemment, avec une petite âme obscure et brûlante, heureux de toutes mes sensations jusqu’à désirer parfois mourir, mais sans en analyser les rapports, synthétique à force d’ignorance. Le bonheur n’est-il pas cette ignorance-là ?"



jeudi 15 septembre 2022

Tomasi di Lampedusa (dessert)

Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, 1° partie (traduction Montanaro) :

"À la fin du déjeuner on servit la gelée au rhum. [...]. Elle se présentait menaçante, avec sa forme de grande tour soutenue par des bastions et des talus, aux parois lisses et glissantes impossibles à escalader, présidée par une garnison rouge et verte de cerises et de pistaches ; elle était cependant transparente et tremblotante et la cuillère s’y enfonçait avec une aisance étonnante. Quand la forteresse ambrée parvint à Francesco Paolo, le fils de seize ans servi en dernier, elle ne consistait plus qu’en des glacis détruits à coups de canon et des blocs arrachés. Égayé par l’arôme de la liqueur et par le goût délicat de la garnison multicolore, le Prince s’était réjoui d’assister au démantèlement de la sombre forteresse sous l’assaut des appétits. "


Alla fine del pranzo venne servita la gelatina al rhum. Questo era il dolce preferito di don Fabrizio e la Principessa, riconoscente delle consolazioni ricevute, aveva avuto cura di ordinarlo la mattina di buon'ora. Si presentava minacciosa, con quella sua forma di torrione appoggiato su bastioni e scarpate, dalle pareti lisce e scivolose impossibili da scalare, presidiata da una guarnigione rossa e verde di ciliegie e di pistacchi ; era però trasparente e tremolante ed il cucchiaio vi si affondava con stupefacente agio. Quando la roccaforte ambrata giunse a Francesco Paolo, il ragazzo sedicenne ultimo i servito essa non consisteva più che di spalti cannoneggiati e di blocchi divelti. Esilarato dall'aroma del liquore e dal gusto delicato della guarnigione multicolore, il Principe se la era goduta assistendo allo smantellamento della fosca rocca sotto l'assalto degli appetiti.

mercredi 14 septembre 2022

Conrad (lecture)

Conrad, Un avant-poste du progrès 1 (trad. éd. Quarto) :

"Leur prédécesseur avait laissé quelques livres dépenaillés. Ils ramassèrent ces épaves de romans, et n'ayant encore jamais rien lu de ce genre, ils en furent surpris et amusés. Et ce furent, durant de longs jours, d'interminables discussions à propos de l'intrigue et des personnages. Au centre de l'Afrique, ils firent la connaissance de Richelieu et de d'Artagnan, d'Oeil-de-Faucon et du père Goriot et de beaucoup d'autres gens. Tous ces personnages imaginaires leur devinrent des sujets de conversation comme s'ils eussent été des amis véritables. Ils suspectaient leurs vertus, discutaient leurs intentions, dénigraient leurs succès, se scandalisaient de leur duplicité ou doutaient de leur courage. Le récit des crimes les remplissait d'indignation, tandis que les passages tendres et pathétiques les remuaient profondément. Carlier, se raclant la gorge, disait d'un ton militaire : "En voilà des bêtises !". Kayerts, ses grosses joues tremblotantes, les larmes aux yeux, passait la main sur son crâne chauve et déclarait : "C'est un livre magnifique. Je ne pensais pas qu'il existait des gens avec autant de talent au monde."


Their predecessor had left some torn books. They took up these wrecks of novels, and, as they had never read anything of the kind before, they were surprised and amused. Then during long days there were interminable and silly discussions about plots and personages. In the centre of Africa they made acquaintance of Richelieu and of d'Artagnan, of Hawk's Eye and of Father Goriot, and of many other people. All these imaginary personages became subjects for gossip as if they had been living friends. They discounted their virtues, suspected their motives, decried their successes; were scandalized at their duplicity or were doubtful about their courage. The accounts of crimes filled them with indignation, while tender or pathetic passages moved them deeply. Carlier cleared his throat and said in a soldierly voice, "What nonsense !" Kayerts, his round eyes suffused with tears, his fat cheeks quivering, rubbed his bald head, and declared. "This is a splendid book. I had no idea there were such clever fellows in the world."


mardi 13 septembre 2022

Schlegel (œuvre)

Schlegel, Leçons sur l'art et la littérature, VIII, cité in L'Absolu littéraire p. 346 : 

"Si donc on prend la nature selon ce sens vénérable entre tous – non pas comme une masse de produits, mais comme cela même qui produit – , et si l'on prend de même l'expression d'imitation au sens noble où elle ne signifie pas la singerie des manières extérieures d'un homme, mais l'appropriation des maximes de son action, il n'y a plus rien à opposer ni à ajouter au principe : l'art doit imiter la nature. Il veut dire en effet que l'art doit créer comme la nature de manière autonome, étant organisé et organisant, pour former des œuvres vivantes qui ne soient pas mues par un mécanisme étranger, un peu comme une pendule, mais par une force résidant en elles, comme le système solaire, et qui retournent en elles-mêmes de façon achevée."



lundi 12 septembre 2022

Tomasi di Lampedusa (mort)

Tomasi Di Lampedusa, Le Guépard [1958], fin de la 7° partie 


traduction Manganaro [2007] :  

"Tous, sauf Concetta, pleuraient ; même Tancredi qui disait : « Mon oncle, mon oncle chéri ! »

Soudain, une jeune dame fendit le petit groupe : svelte, un costume de voyage marron à vaste tournure, un petit chapeau de paille orné d’une voilette à pois qui ne parvenait pas à cacher le charme ensorceleur du visage. Elle insinuait une petite main gantée de daim entre les coudes de ceux qui pleuraient, elle s’excusait, s’approchait. C’était elle, la créature désirée depuis toujours qui venait le chercher : c’était étrange qu’elle, si jeune, lui eût cédé ; l’heure du départ du train devait approcher. Arrivée face à lui, elle souleva sa voilette et ainsi, pudique mais prête à être possédée, elle lui apparut plus belle qu’il ne l’avait jamais vue dans les espaces stellaires.

Le fracas de la mer se calma tout à fait."


traduction F. Pézard [1959] :

Tous, sauf Concerta, pleuraient, Tancrède aussi, qui répétait : « Tonton, mon cher tonton ! » 

Soudain, une jeune dame fendit le petit groupe : svelte, elle portait un costume de voyage marron, avec une ample tournure, et un chapeau de paille orné d'une voilette à pois qui ne réussissait pas à cacher la grâce malicieuse de son visage. Elle insinuait une main gantée de daim entre les coudes de ces gens qui pleuraient ; elle s'excusait, s'approchait. C'était la créature désirée depuis toujours qui venait le prendre. Comme c'était étrange qu'elle se donnât à lui, jeune comme elle était. Le départ du train devait être tout proche. Arrivée en face de lui, elle souleva sa voilette, et ainsi, pudique mais offerte, elle apparut plus belle encore qu'au temps où il l'entrevoyait dans les espaces stellaires. 

Le fracas de la mer se calma d'un seul coup. 



Tutti, tranne Concetta, piangevano ; anche Tancredi che diceva: “Zio, zione caro !”

Fra il gruppetto ad un tratto si fece largo una giovane signora : snella, con un vestito marrone da viaggio ad ampia tournure, con un cappellino di paglia ornato da un velo a pallottoline che non riusciva a nascondere la maliosa avvenenza del volto. Insinuava una manina inguantata di camoscio fra un gomito e l’altro dei piangenti, si scusava, si avvicinava. Era lei, la creatura bramata da sempre che veniva a prenderlo : strano che così giovane com’era si fosse arresa a lui; l’ora della partenza del treno doveva esser vicina. Giunta faccia a faccia con lui sollevò il velo e così, pudica ma pronta ad esser posseduta, gli apparve più bella di come mai l’avesse intravista negli spazi stellari.

Il fragore del mare si placò del tutto.



dimanche 11 septembre 2022

Jünger (phrase)

Jünger, Journal Pléiade t. 2 p. 522 : 

"À propos de style. La règle de Schopenhauer, exigeant que les propositions relatives ne soient pas intercalées dans les principales et conseillant de laisser chaque phrase suivre son propre cours, est tout à fait juste, surtout en ce qui touche à l'ordonnance claire et logique des pensées et à leur succession. Au contraire, l'exposition des images et l'intérêt qu'y prend le lecteur peuvent être renforcés par l'inclusion de la relative. La tension augmente alors et rebondit une fois l'interruption achevée, comme si le courant de la phrase était rétabli."