samedi 6 juillet 2024

Nersesian (vomi)

Nersesian, Fuck Up, trad. Ch. Bonnot, chap. 4 :

"Il a fallu m’escorter à la fermeture du bar. Dès que je me suis laissé tomber sur le perron d’un immeuble voisin, j’ai senti mon estomac se retourner. Contemplant la flaque de vomi qui venait de jaillir de moi, j’ai reconnu le coûteux repas italien que j’avais mangé plus tôt ce soir-là. Les régurgitations de pâtes et de fromage formaient un archipel sur la vaste mer de bière. Je me souviens d’un profond sentiment de perte, malgré mon ivresse : ça avait été un repas magnifique.

Si je parvenais à l’aimer suffisamment, je serais capable de le remanger en entier. Il serait sans doute tout aussi bon, abstraction faite de son apparence dégoûtante. Je me suis agenouillé sur la marche et j’ai regardé au fond de la flaque avec toute la dévotion dont j’étais capable. Les chiens mangent leur vomi, me suis-je dit en guise d’encouragement. Tendant lentement les doigts, j’ai effleuré les morceaux de viandes et les fils fromagers, puis j’ai porté ma main à ma bouche. J’ai essayé, mais pour une raison ou une autre, je n’arrivais pas à passer outre la puanteur bileuse.

« Hé », a crié quelqu’un avant de me mettre un petit coup de pied dans les côtes. Un grand type avec des épaules colossales me toisait.

« Qu’est-ce que tu branles ?  »

[…] «  Eh bah, je mangeais, vous savez, un sandwich aux boulettes et là je regarde ma main et ma bague de mon lycée, celle de ma cérémonie de diplôme, a disparu, alors je… euh bah j’ai dégueulé là, et je la cherchais, parce que, voilà, il y avait quand même un diamant dessus et tout. »


When the time arrived for the bar to close, I had to be helped out. No sooner did I plop myself down on a neighboring stoop than my stomach reared up. Staring down at the pool of vomit that had fountained out of me, I made out the expensive Italian meal I had eaten earlier that evening. The regurgitated pasta and cheese were little islands in a vast sea of beer. I recall feeling through that drunken stupor a deep loss; it had been a magnificent meal.

If I could love it enough, I would be able to eat it up all over again. It probably would taste just as good, once I got over the disgusting appearance. I knelt in the slop and gazed into it with as much devotion as I could muster. Dogs eat their regurgitation, I prompted myself. Slowly stretching my fingers out, I stroked along the meaty lumps and cheesy threads, and then brought my fingertips to my lips. I tried, but for some reason I just couldn’t get beyond the bilious stench.

“Hey,” someone yelled, following it with a prodding kick to my ribs. A large guy with mountainous shoulders loomed above me. 

"What da fuck you doin?”

[...] « Well, I was just eating, you know, a meatball hero, and I look at my hand here, and my high school graduation ring is gone, so I … uh, upchuck here, and I was just looking for it, you know, it had a diamond stone."


vendredi 5 juillet 2024

Walser (service militaire)

Walser, L'Homme à tout faire, trad. Weideli :

"Oui, le service militaire, pensa-t-il tout en poursuivant son chemin, comme ça vous rassemble des gens de tous les milieux imaginables et vous les concentre sur un seul point de sensibilité. Il n’est pas de garçon dans ce pays, si bien élevé soit-il, et sain de surcroît, qui ne doive accepter un beau jour de quitter l’entourage choisi qui était le sien pour faire cause commune avec le premier garçon venu, qu’il soit paysan, ramoneur, ouvrier, commis ou fainéant. Et quelle cause ! L’air, à la caserne, est le même pour tous, on l’estime assez bon pour un fils de baron et tout à fait approprié au dernier des ouvriers de campagne. Les différences de rang, d’éducation se perdent impitoyablement dans un immense abîme, inexploré jusqu’à ce jour : la camaraderie. Elle règne, vraiment, car elle rassemble toutes choses. La main d’un camarade n’est, et ne doit être, impure pour personne. Le tyran Égalité est souvent intolérable, ou pourrait l’être ; mais quel éducateur, quel maître ! La fraternité peut être méfiante, et petite dans les petites choses, mais comme elle peut être grande, comme elle est grande, elle qui s’approprie les opinions, les sentiments, les énergies et les instincts de tous ! Lorsqu’un État sait diriger l’esprit de la jeunesse vers cet abîme assez grand pour engloutir la terre entière, et à combien plus forte raison un seul pays, cet État s’est entouré dans toutes les directions, et sur ses quatre frontières, d’un mur de fortifications, invincible parce que c’est un mur vivant, fait de pieds, de mémoires, d’yeux, de mains, de têtes et de coeurs. Les jeunes ont vraiment besoin d’une morale sévère. "


jeudi 4 juillet 2024

Roubaud (œufs)

Roubaud, La belle Hortense, chap. 19 Seghers p. 183-185 : 

"Son entraînement essentiel était à la patience. Pour cela, il avait depuis longtemps trouvé l'exercice idéal, qu'il pratiquait avec régularité : il était devenu peleur d'oeufs. Pour que le Lecteur mesure bien la nature et la difficulté particulière de cet exercice, nous préciserons qu'il s'agissait de peler des oeufs crus. Il s'y consacrait tous les matins une heure, sur une petite table spécialement et exclusivement réservée à cet effet. Il posait l'oeuf devant lui sur la table, dans un cocotier scié de façon à laisser découverts les quatre-vingt-onze centièmes de la coquille de l'oeuf et à le maintenir à la base. Il donnait un coup sec sur la partie supérieure, ce qui lui permettait d'enlever le premier bout de coquille sans déchirer la membrane de l'oeuf, puis il avançait lentement, avec une prudence extrême, jusqu'à ce que l'oeuf soit nu, et alors, et alors seulement, il le jetait prestement dans la petite poêle où sa mère le faisait cuire avec du bacon. L'opération demandait à peu près une semaine. Il n'avait jamais échoué. Certains dimanches où il était sur une enquête particulièrement difficile, il avait pelé un oeuf en une seule séance, presque dix heures d'affilée. Il conservait le portrait de chacun des oeufs ainsi pelés (au moyen de photographies en couleurs), sur le mur de sa chambre par rangées de vingt-trois. Il y avait déjà vingt-six rangées complètes et il allait en commencer une nouvelle. 

S'étant lavé les mains soigneusement au savon de Marseille après sa séance matinale de début de pelage d'oeuf (c'était un oeuf particulièrement difficile, un oeuf de canard à peau très fine, et il avait besoin de toute sa concentration pour ne pas échouer dans les passages les plus difficiles, celui du franchissement de l'équateur, vous voyez ce que nous voulons dire)       […. etc…]"


[il s'agit probablement d'une allusion à Perec et son roman sans "E"]

mercredi 3 juillet 2024

Proust (imparfait)

Proust, Sur la Lecture, note : 

"J’avoue que certain emploi de l’imparfait de l’indicatif – de ce temps cruel qui nous présente la vie comme quelque chose d’éphémère à la fois et de passif, qui, au moment même où il retrace nos actions, les frappe d’illusion, les anéantit dans le passé sans nous laisser comme le parfait la consolation de l’activité – est resté pour moi une source inépuisable de mystérieuses tristesses. Aujourd’hui encore je peux avoir pensé pendant des heures à la mort avec calme ; il me suffit d’ouvrir un volume des Lundis de Sainte-Beuve et d’y tomber par exemple sur cette phrase de Lamartine (il s’agit de Mme d’Albany) : « Rien ne rappelait en elle à cette époque... C’était une petite femme dont la taille un peu affaissée sous son poids avait perdu, etc. » pour me sentir aussitôt envahi par la plus profonde mélancolie."


mardi 2 juillet 2024

Chardonne (Proust)

Chardonne, N.R.F., 1er juillet 1961, p. 165-166. 

"… Je venais de lire pour la seconde fois l'oeuvre entière de Proust. […] Après les premiers tomes, la critique est facile, quand apparaissent davantage une certaine débilité dans la profusion, une psychologie  trop soufflée qui s'épuise dans ses rebondissements, jamais aride pourtant ; ces phrases trop ramifiées, avec des détails merveilleux. Relisant mes notes, ce long travail m'a paru vain, comme tout ce que j'ai lu sur ce sujet ; je l'ai relégué dans mon tiroir à broutilles.

On dirait que tout échappe à Proust, indéfiniment rattrapé, répété, analysé dans un halètement poignant ; mais jamais écrivain n'a parlé si près de nous comme à l'oreille avec un accent si tendre. Cette œuvre ingénue, si librement humaine, a ému longtemps un monde de lecteurs ; je crois que l'on y reviendra toujours avec le même étonnement, et toujours, dans la pénombre de ce baroque édifice, on sera saisi par le chant plaintif de ces orgues sourdes."


lundi 1 juillet 2024

Courier (Napoléon)

Courier, texte sans mention, 1804 

(cf. http://www.paullouiscourier.fr/_1804_sans_mention.php)

 [parlant de l’avènement de Napoléon au trône] 

"Que signifie, dis-moi… un homme comme lui, Bonaparte, soldat, chef d’armée, le premier capitaine du monde, vouloir qu’on l’appelle majesté ! être Bonaparte et se faire sire ! Il aspire à descendre : mais non, il croit monter en s’égalant aux rois. Il aime mieux un titre qu’un nom. Pauvre homme, ses idées sont au-dessous de sa fortune. Ce César l’entendait bien mieux, et aussi c’était un autre homme : il ne prit point de titres usés ; mais il fit de son nom un titre supérieur à celui des rois."



dimanche 30 juin 2024

Romains (exception)

Romains (J.) Quand le Navire..., chap. X, Livre de Poche p. 206 : 

"Je suis un homme simple. Si je crois qu'un fait comme ça est vrai et possible, je me dis qu'il y en a mille et mille autres qui sont vrais et possibles. Plutôt, qu'ils forment un monde, un monde immense. Alors, je le sens là, tout le temps. Je ne suis pas assez bête pour m'imaginer qu'on peut le reléguer au fin fond des parages où on ne va jamais, comme un continent antarctique. De deux choses l'une. Ou il n'existe pas. Ou s'il existe, il est là sous mes pieds, là, à portée de ma main, là, derrière la première cloison venue. Je ne puis plus faire un pas sans y penser. Comment voulez-vous que je ne me dise pas que les objets et les gens qui m'entourent, comme je me les suis représentés jusqu'ici, avec l'appui du sens commun et de la science, ne forment qu'une surface, une espèce de décor bien conditionné ? Le fait en question, je le vois dépasser comme un tout petit bout de ce monde immense, qui est derrière, partout, et tout près. Je ne puis plus regarder un seul endroit du décor, sans me dire que quelque chose peut soudain passer au travers, là aussi ; n'attend que l'occasion ; sans voir le décor comme vaciller sous la poussée, par derrière, de ce monde immense…"