Walser, L'Homme à tout faire, trad. Weideli :
"Oui, le service militaire, pensa-t-il tout en poursuivant son chemin, comme ça vous rassemble des gens de tous les milieux imaginables et vous les concentre sur un seul point de sensibilité. Il n’est pas de garçon dans ce pays, si bien élevé soit-il, et sain de surcroît, qui ne doive accepter un beau jour de quitter l’entourage choisi qui était le sien pour faire cause commune avec le premier garçon venu, qu’il soit paysan, ramoneur, ouvrier, commis ou fainéant. Et quelle cause ! L’air, à la caserne, est le même pour tous, on l’estime assez bon pour un fils de baron et tout à fait approprié au dernier des ouvriers de campagne. Les différences de rang, d’éducation se perdent impitoyablement dans un immense abîme, inexploré jusqu’à ce jour : la camaraderie. Elle règne, vraiment, car elle rassemble toutes choses. La main d’un camarade n’est, et ne doit être, impure pour personne. Le tyran Égalité est souvent intolérable, ou pourrait l’être ; mais quel éducateur, quel maître ! La fraternité peut être méfiante, et petite dans les petites choses, mais comme elle peut être grande, comme elle est grande, elle qui s’approprie les opinions, les sentiments, les énergies et les instincts de tous ! Lorsqu’un État sait diriger l’esprit de la jeunesse vers cet abîme assez grand pour engloutir la terre entière, et à combien plus forte raison un seul pays, cet État s’est entouré dans toutes les directions, et sur ses quatre frontières, d’un mur de fortifications, invincible parce que c’est un mur vivant, fait de pieds, de mémoires, d’yeux, de mains, de têtes et de coeurs. Les jeunes ont vraiment besoin d’une morale sévère. "