Roubaud, La belle Hortense, chap. 19 Seghers p. 183-185 :
"Son entraînement essentiel était à la patience. Pour cela, il avait depuis longtemps trouvé l'exercice idéal, qu'il pratiquait avec régularité : il était devenu peleur d'oeufs. Pour que le Lecteur mesure bien la nature et la difficulté particulière de cet exercice, nous préciserons qu'il s'agissait de peler des oeufs crus. Il s'y consacrait tous les matins une heure, sur une petite table spécialement et exclusivement réservée à cet effet. Il posait l'oeuf devant lui sur la table, dans un cocotier scié de façon à laisser découverts les quatre-vingt-onze centièmes de la coquille de l'oeuf et à le maintenir à la base. Il donnait un coup sec sur la partie supérieure, ce qui lui permettait d'enlever le premier bout de coquille sans déchirer la membrane de l'oeuf, puis il avançait lentement, avec une prudence extrême, jusqu'à ce que l'oeuf soit nu, et alors, et alors seulement, il le jetait prestement dans la petite poêle où sa mère le faisait cuire avec du bacon. L'opération demandait à peu près une semaine. Il n'avait jamais échoué. Certains dimanches où il était sur une enquête particulièrement difficile, il avait pelé un oeuf en une seule séance, presque dix heures d'affilée. Il conservait le portrait de chacun des oeufs ainsi pelés (au moyen de photographies en couleurs), sur le mur de sa chambre par rangées de vingt-trois. Il y avait déjà vingt-six rangées complètes et il allait en commencer une nouvelle.
S'étant lavé les mains soigneusement au savon de Marseille après sa séance matinale de début de pelage d'oeuf (c'était un oeuf particulièrement difficile, un oeuf de canard à peau très fine, et il avait besoin de toute sa concentration pour ne pas échouer dans les passages les plus difficiles, celui du franchissement de l'équateur, vous voyez ce que nous voulons dire) […. etc…]"
[il s'agit probablement d'une allusion à Perec et son roman sans "E"]