samedi 24 octobre 2020

Hugo (Odéon)

 Hugo, Choses vues, 1848, Folio [1972] p. 252-253 : 

" Odéon - Mettre un théâtre dans un quartier désert qu'on veut vivifier et s'imaginer qu'on y fera venir le public, c'est comme si l'on se figurait qu'en posant un poisson sur la terre quelque part, on y fera venir de l'eau. [...] L'Odéon est toujours désert. Ce n'est pas la faute des directeurs, ce n'est pas la faute des auteurs, ce n'est pas la faute des acteurs, c'est la faute de l'Odéon. - Chose singulière !, disent quelques-uns, il n'y a qu'un théâtre sur la rive gauche pour toute une moitié de Paris, et il ne prospère pas ! - C'est justement parce qu'il n'y a qu'un théâtre, que vous devez soupçonner quelque raison cachée au fond des choses qui empêche celui-ci de prospérer, de même qu'elle en empêche d'autres de s'établir. La même raison qui fait que ce théâtre est seul, fait qu'il est désert. C'est que le flot de Paris ne va pas de ce côté-là. Paris se retire de plus en plus du faubourg St-Germain. Paris est où sont les Tuileries, le Palais-Royal, le boulevard de Gand, Paris n'est pas où est le Luxembourg. Ce quartier est déjà pour Paris moins qu'un faubourg, c'est presque la province.  Paris appuie à droite. "


rappel : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2019/09/alain-balzac-villes.html



jeudi 22 octobre 2020

Suarès (voyage)

 Suarès, Voyage du condottiere, prologue : 

« Le voyageur est encore ce qui importe le plus dans un voyage. Quoi qu'on pense, tant vaut l'homme, tant vaut l'objet. Car enfin qu'est-ce que l'objet, sans l'homme ? Voir n'est point commun. La vision est la conquête de la vie. On voit toujours, plus ou moins, comme on est. Le monde est plein d'aveugles aux yeux ouverts sous une taie ; en tout spectacle, c'est leur cornée qu'ils contemplent, et leur taie grise qu'ils saisissent.

Les idées ne sont rien, si l'on n'y trouve une peinture des sentiments, et les médailles que toutes les sensations ont frappées dans un homme.

Comme tout ce qui compte dans la vie, un beau voyage est une œuvre d'art : une création. De la plus humble à la plus haute, la création porte témoignage d'un créateur. Les pays ne sont que ce qu'il est. Ils varient avec ceux qui les parcourent. Il n'est de véritable connaissance que dans une œuvre d'art. Toute l'histoire est sujette au doute. La vérité des historiens est une erreur infaillible. Qui voyage pour prouver des idées, ne fait point d'autre preuve que d'être sans vie, et sans vertu à la susciter.

Un homme voyage pour sentir et pour vivre. À mesure qu'il voit du pays, c'est lui-même qui vaut mieux la peine d'être vu. Il se fait chaque jour plus riche de tout ce qu'il découvre. Voilà pourquoi le voyage est si beau, quand on l'a derrière soi : il n'est plus, et l'on demeure ! C'est le moment où il se dépouille. Le souvenir le décante de toute médiocrité. Et le voyageur, penché sur sa toison d'or, oublie toutes les ruses de la route, tous les ennuis et peut-être même qu'il a épousé Médée. »



Pavel (Sterne)

 Pavel (Thomas), La Pensée du roman, chap. 'Le jeu et le rire' : 

« En l’absence d’une anecdote bien construite et de personnages énergiques qui la mettent en marche, seuls les sinueux caprices du discours font vivre le texte. Le suspense, dans Tristram Shandy, ne provient pas de la surprise des actions inattendues, mais de celle des tournants imprévus pris par les propos du narrateur. La joie de l’invention linguistique met en échec la logique des événements, et le discours, brimant le récit, prend le dessus. Sautant de l’anglais au latin, de la description au sermon, du récit (toujours interrompu par d’innombrables apartés) aux digressions érudites, le narrateur captive l’attention du lecteur, l’étourdit, l’hypnotise. L’effet est jusqu’à un certain point semblable à celui des romans dans lesquels les caprices de la Fortune persécutent les personnages, sauf qu’ici la tension est causée non pas par le jeu des événements, mais par celui du discours qui les prend en charge et les occulte. La voix du raconteur devient le véritable site de la contingence narrative. [...] Comme chez Rabelais, les flots linguistiques débordent de tous les côtés le noyau du message, réduisant les personnages au rôle de simples prétextes pour les envolées du conteur. »



mercredi 21 octobre 2020

Giono (repas)

 Giono, Le Serpent d'étoiles, 1 : 

« On fit un repas d’herbe et de nuit. On avait posé au rebord de l’aire un grand plat plein de cette saladelle des collines, bien pâle, choisie à l’ombre et qui grouillait, luisante d’huile, comme un nid d’araignées vertes. On allait là-dedans avec les doigts, chacun à son tour ; on était tous en rond, avec le plat au milieu ; une large assise de pain étalée à pleine main gauche servait d’assiette et de serviette, et quand ce pain avait bien pompé des gouttes d’huile, bien essuyé le doigt, on le mangeait, et il avait le goût d’une après-midi de moisson.

La nuit, on la mâchait avec la salade ; la nuit, elle déborda du cratère en lents bouillons, et c’était plein de nuit dans les bouches quand on entama les quignons frottés d’ail. On avait donc ces herbes à manger, puis la nuit et c’était une nuit du maquis – puis les étranges regards jaunes de la sorcière de quatorze ans. Tout cela donnait la pâture au ventre et à la cervelle ; je ne sais pas si la cervelle avait bien son compte séparé ; je crois plutôt que tout : salade, huile, pain noir, nuit et regards de gentiane, tout descendait dans le ventre, tout y faisait de la chaleur et du poids, tout s’y changeait en sucs et en effluves, si bien qu’on était, à la fin, ivre de la triple force du ciel, de la terre et de la vérité. »



mardi 20 octobre 2020

Léautaud (cadre de vie)

 Léautaud, Journal, mars 1898, t. 1 p. 26 : 

« Il me faut bien dire que je ne ressens rien du goût, du besoin, peut-être, qui portent certains écrivains à s'entourer d'un décor : tableaux, gravures, mobilier, bibelots, etc... Ces gens me font un peu l'effet de marchands dans des bazars. Par exemple, la photographie de la collection ‘Nos contemporains’ chez eux, où on voit Loti dans toute sa turquerie. Il paraît qu'un jour Goncourt demanda à Renan : ‘Pourriez-vous-vous me dire de quelle couleur est le papier de votre chambre à coucher ?’ et que Renan lui avoua n'avoir jamais songé à s'en rendre compte. Je ne suis pas loin de m'en tenir à ce désintéressement. N'est-ce pas un certain vide de soi-même, un certain manque de vie intérieure, qui fait qu'on se plaît au milieu d'un décor, que même on en a besoin ? Pour moi, jusqu'ici, les choses extérieures, de cette sorte, existent à peine. Je craindrais même que des tableaux arrêtent mon regard, ma réflexion. Mes murs nus sont au contraire comme s'ils n'existaient pas. »



lundi 19 octobre 2020

Jarry (assimilation)

 Jarry, Pléiade t. 2 p. 393-394 : 

"Un cerveau vraiment original fonctionne exactement comme l'estomac de l'autruche : tout lui est bon, il pulvérise des cailloux et tord des morceaux de fer. Qu'on ne confonde point ce phénomène avec la faculté d'assimilation, qui est d'autre nature. Une personnalité ne s'assimile rien du tout, elle déforme ; mieux, elle transmute, dans le sens ascendant de la hiérarchie des métaux. Mise en présence de l'insurpassable - du chef-d'œuvre -, il ne se produit pas imitation, mais transposition : tout le mécanisme de l'association des idées se déclenche parallèlement aux associations d'idées de l'œuvre qui, selon une expression sportive, ici fort juste, sert 'd'entraîneur'."



dimanche 18 octobre 2020

Malraux (création)

 Malraux, Les Voix du silence, 1951, p. 318 et 459 : 

"De même que telle suite d'accords fait comprendre soudain qu'il existe un monde musical ; quelques vers, un monde de la poésie ; de même un certain équilibre ou déséquilibre décisif de couleurs et de lignes bouleverse celui qui découvre que la porte entrouverte là est celle d'un autre monde. Non d'un monde nécessairement sur-naturel ou magnifié ; mais d'un monde irréductible à celui du réel. L'art naît précisément de la fascination de l'insaisissable, du refus de copier des spectacles ; de la volonté d'arracher les formes au monde que l'homme subit pour les faire entrer dans celui qu'il gouverne. L'artiste pressent les limites de cette incertaine possession ; mais sa vocation est liée, à son origine puis à plusieurs reprises avec moins d'intensité, au sentiment violent d'une aventure. Il n'a peut-être ressenti d'abord que la nécessité de peindre. Quels que soient les dons que montrent les premiers essais auxquels il s'arrête, et quelle que soit la forme de son apprentissage, il sait pourtant qu'il commence un voyage vers un pays inconnu, que cette première étape n'a pas d'importance, et qu' «il doit arriver quelque chose»

[...] Toute grande oœuvre nous atteint en tant que démiurgie ; un grand artiste n'est pas autonome parce qu'original, il est original parce qu'autonome : d'où sa part de solitude. Mais nous avons découvert en quelle constellation s'ordonnent ces étoiles solitaires : les grands artistes ne sont pas les transcripteurs du monde, ils en sont les rivaux. Le sentiment de création que nous impose l'œuvre capitale est voisin de celui qu'éprouve l'artiste qui la crée : elle est une parcelle du monde qui n'appartient qu'à lui. En elle disparaît le désaccord dont a surgi son génie : il a perdu le sentiment de sa dépendance. De même, elle est pour nous une parcelle du monde orientée par l'homme. L'artiste en a chassé les maîtres, il en a chassé la réalité - pas nécessairement dans son apparence, mais dans son ordre le plus profond, auquel il a substitué le sien : un portrait de génie est un tableau avant d'être le simulacre ou l'analyse d'un visage. La grande œuvre d'art n'est pas tout à fait vérité comme le croit l'artiste : elle est. Elle a surgi. Non pas achèvement, mais naissance. Vie en face de la vie, selon sa nature propre ; et animée, au sens étymologique, par la coulée du temps des hommes, qui la métamorphose et s'en nourrit."