dimanche 18 octobre 2020

Malraux (création)

 Malraux, Les Voix du silence, 1951, p. 318 et 459 : 

"De même que telle suite d'accords fait comprendre soudain qu'il existe un monde musical ; quelques vers, un monde de la poésie ; de même un certain équilibre ou déséquilibre décisif de couleurs et de lignes bouleverse celui qui découvre que la porte entrouverte là est celle d'un autre monde. Non d'un monde nécessairement sur-naturel ou magnifié ; mais d'un monde irréductible à celui du réel. L'art naît précisément de la fascination de l'insaisissable, du refus de copier des spectacles ; de la volonté d'arracher les formes au monde que l'homme subit pour les faire entrer dans celui qu'il gouverne. L'artiste pressent les limites de cette incertaine possession ; mais sa vocation est liée, à son origine puis à plusieurs reprises avec moins d'intensité, au sentiment violent d'une aventure. Il n'a peut-être ressenti d'abord que la nécessité de peindre. Quels que soient les dons que montrent les premiers essais auxquels il s'arrête, et quelle que soit la forme de son apprentissage, il sait pourtant qu'il commence un voyage vers un pays inconnu, que cette première étape n'a pas d'importance, et qu' «il doit arriver quelque chose»

[...] Toute grande oœuvre nous atteint en tant que démiurgie ; un grand artiste n'est pas autonome parce qu'original, il est original parce qu'autonome : d'où sa part de solitude. Mais nous avons découvert en quelle constellation s'ordonnent ces étoiles solitaires : les grands artistes ne sont pas les transcripteurs du monde, ils en sont les rivaux. Le sentiment de création que nous impose l'œuvre capitale est voisin de celui qu'éprouve l'artiste qui la crée : elle est une parcelle du monde qui n'appartient qu'à lui. En elle disparaît le désaccord dont a surgi son génie : il a perdu le sentiment de sa dépendance. De même, elle est pour nous une parcelle du monde orientée par l'homme. L'artiste en a chassé les maîtres, il en a chassé la réalité - pas nécessairement dans son apparence, mais dans son ordre le plus profond, auquel il a substitué le sien : un portrait de génie est un tableau avant d'être le simulacre ou l'analyse d'un visage. La grande œuvre d'art n'est pas tout à fait vérité comme le croit l'artiste : elle est. Elle a surgi. Non pas achèvement, mais naissance. Vie en face de la vie, selon sa nature propre ; et animée, au sens étymologique, par la coulée du temps des hommes, qui la métamorphose et s'en nourrit."