samedi 9 mars 2024

Céline (lecteurs)

Céline, Féerie 1  

"Je récapitule... je condense... c'est le style Digest... les gens ont que le temps de lire trente pages... il paraît ! au plus !... c'est l'exigence ! ils déconnent seize heures sur vingt-quatre, ils dorment, ils coïtent le reste, comment auraient-ils le temps de lire cent pages ? et de faire caca, j'oublie ! en plus ! et le cancer qu'ils  se cherchent au trou, tête à l'envers, acrobates ? « Cher trou ! Cher trou ! » et ceux qui s'onanisent en plus ! qui se voient embrassant des lascives, qui s'en font mal au sang ! des heures ! dans le noir des cinés ! se ruinent en teintureries de phalzars ! après des fantômes de vampires, mortes y a vingt ans ! qui ressortent des Antres, trempés, hagards ! l'autobus les monte ils savent plus !

Moi je vais vous revaloriser l'Art !"



vendredi 8 mars 2024

Helton (nature)

Helton (J. R.), Au Texas tu serais déjà mort, § "Man and Beast", trad. N. Richard :

"Comme la plupart des Américains, j’aimais « l’idée » de la campagne, le paysage, le décor, la population clairsemée, mais la réalité de la nature n’était rien d’autre qu’un formidable bazar, un amas de vie grouillante, chaque être vivant mangeant, piquant, déchiquetant et faisant chier tous les autres. Quelle que fût la période de l’année, il y avait toujours une espèce animale qui se faisait inévitablement remarquer au ranch : une invasion de sauterelles se jetant sur toutes les plantes et la moindre feuille d’herbe, dévorant tout ; en octobre, une épidémie de mouches qui se posaient sur les tas d’excréments canins puis venaient recouvrir ma tartine, ma tasse de café, emplissaient ma bouteille de bière ouverte ; les grillons comme des lemmings qui se précipitaient en masse dans la grange pour y mourir avant l’arrivée du grand vent glacial du nord ; les fourmis rouges, partout, qui tapissaient les collines rouges ferrugineuses sur lesquelles nous étions installés, s’infiltrant dans chaque centimètre carré de sol[…]. La nature était un animal importun avec qui je ne voulais plus avoir affaire. Je rêvais d’une petite chambre climatisée avec une télé, un magnétoscope, Internet, mon fax et un ordinateur, complètement isolé des chiens et du monde, où personne ne viendrait m’embêter et où j’aurais juste le loisir d’ouvrir la porte de temps en temps pour apprécier le décor à bonne distance."


[selon la préface de R. Crumb, nombre de textes de cet auteur, dont celui d'où est tiré l'extrait ci-dessus, n'a pas été publié dans sa langue d'origine…]


jeudi 7 mars 2024

Maynard (transparence)

Maynard, Joyce, Prête à tout [To die for], 1992 :

"Selon moi, tout ce que font les gens à travers le monde, c’est pour avoir un public, pour que quelqu’un les voie. Prenez les artistes, ils aiment exposer leurs œuvres dans les musées, non ? Et généralement, les musiciens aiment que les gens écoutent leur musique. S’il n’y a personne, c’est un peu comme l’arbre qui tombe dans la forêt. Vous me suivez ?

C’est ça, la magie de la télévision. C’est comme un œil posé sur vous en permanence. Qui vous regarde même quand il n’y a personne autour de vous et qui enregistre ce que vous faites. Et sachant qu’il est là, vous vous comportez mieux, sur tous les plans. Un peu comme avec Dieu, en exagérant.

Supposons que vous soyez dans une cabane au milieu des bois où personne ne vous verra pendant tout le week-end. Avez-vous une raison de prendre une douche et de vous maquiller ? Maintenant, supposons que vous passiez à l’émission « Today ». Vous faites un peu plus attention à votre apparence.

S’il y avait des caméras de télévision dans toutes les maisons, tout le temps, comme celles qu’ils ont dans les banques et dans les boutiques pour surveiller les voleurs, croyez-vous que les mères continueraient à crier après leurs enfants et à les frapper ? Vous croyez que Deborah Norville était toujours aussi gentille avec son mari qu’elle l’était avec ses invités ? Et pour quelle raison ? Parce qu’il n’y avait pas de caméra de télévision dans son salon."


L'auteur, dans sa postface de 2015, écrit : 

"En 1990, il y a un quart de siècle maintenant, j’ai écrit une réplique [traduction ?] qui n’a plus le parfum de la comédie ou de la satire − comme je l’avais projeté initialement −, mais qui semble, au contraire, trop familière en tant que fidèle représentation d’une opinion, bien vivace en 2015."


mercredi 6 mars 2024

Conrad (fleuve)

Conrad, Cœur des Ténèbres, trad. Aubry : 

"Remonter le fleuve, c’était se reporter, pour ainsi dire, aux premiers âges du monde, alors que la végétation débordait sur la terre et que les grands arbres étaient rois. Un fleuve désert, un grand silence, une forêt impénétrable. L’air était chaud, épais, lourd, indolent. Il n’y avait aucune joie dans l’éclat du soleil. Désertes, les longues étendues d’eau se perdant dans la brume des fonds trop ombragés. Sur des bancs de sable argentés des hippopotames et des crocodiles se chauffaient au soleil côte-à-côte. Le fleuve élargi coulait au travers d’une cohue d’îles boisées, on y perdait son chemin comme on eût fait dans un désert et tout le jour, en essayant de trouver le chenal, on se butait à des hauts fonds, si bien qu’on finissait par se croire ensorcelé, détaché désormais de tout ce qu’on avait connu autrefois, quelque part, bien loin, dans une autre existence peut-être. Il y avait des moments où le passé vous revenait, comme cela arrive parfois quand on n’a pas un moment de répit, mais il revenait sous la forme d’un rêve bruyant et agité, qu’on se rappelait avec étonnement parmi les accablantes réalités de cet étrange monde de plantes, d’eau et de silence. Et cette immobilité de toutes choses n’était rien moins que paisible. C’était l’immobilité d’une force implacable couvant on ne savait quel insondable dessein. Elle vous contemplait d’un air plein de ressentiment."


Going up that river was like traveling back to the earliest beginnings of the world, when vegetation rioted on the earth and the big trees were kings. An empty stream, a great silence, an impenetrable forest. The air was warm, thick, heavy, sluggish. There was no joy in the brilliance of sunshine. The long stretches of the waterway ran on, deserted, into the gloom of overshadowed distances. On silvery sandbanks hippos and alligators sunned themselves side by side.

The broadening waters flowed through a mob of wooded islands ; you lost your way on that river as you would in a desert, and butted all day long against shoals, trying to find the channel, till you thought yourself bewitched and cut off for ever from everything you had known once – somewhere – far away – in another existence perhaps. There were moments when one’s past came back to one, as it will sometimes when you have not a moment to spare for yourself ; but it came in the shape of an unrestful and noisy dream, remembered with wonder amongst the overwhelming realities of this strange world of plants, and water, and silence. And this stillness of life did not in the least resemble a peace. It was the stillness of an implacable force brooding over an inscrutable intention. It looked at you with a vengeful aspect.


mardi 5 mars 2024

Tesson (altitude)

Tesson (S.), Blanc, 18° jour :

"Vers l’est, sous nos pieds, la plaine de Turin, bouchée d’un nuage mauve. C’était la vallée avec ses miasmes. Soudain, l’envie de ne jamais redescendre dans les galeries de la termitière.

C’était un danger de l’alpinisme : croire que le surplomb physique autorisait à mépriser le monde d’en bas. L’analogie était facile entre l’air de cristal et l’esprit pur, la grande santé et la haute pensée. Cette symbolique de comptoir avait inspiré une littérature d’acier sur les vertus purificatrices de la montagne où se confondaient conquête du sommet et domination morale. En réalité le sommet ne rehausse jamais la valeur de l’être. L’homme ne se refait pas. Quand il atteint les altitudes splendides, il y transporte sa misère. L’histoire de l’exploration fourmille d’épisodes sordides vécus en des lieux enchanteurs : des alpinistes qui en viennent aux mains sous des sommets de cristal, des naufragés qui se persécutent sous les cocotiers. L’homme a beau se propulser dans la beauté, il retombe toujours dans ses penchants. Le décor n’y fait rien !"



lundi 4 mars 2024

Smith (Zadie) (séduction)

Smith (Zadie) La Fille à la frange, in McSweeney's Nouvelles américaines vol. 1 éd. D. Egger [traduction ?] : 

"Après tout, les garçons, c'est rien que des garçons, mais il arrive aux filles de se résumer à un mouvement du poignet, ou un déhanchement, ou une mèche de cheveux très bruns tombant sur un front semé de taches de rousseur. Je ne dis pas qu'elles ne sont que ça, je dis seulement qu'elles en ont parfois l'air, et que ces petits détails (un grain de beauté sur une cuisse, un brusque rougissement des joues, une cicatrice évoquant à la perfection une noix de cajou) sont autant d'hameçons qui vous guettent. Dans ce cas précis, c'était cette frange, somptueuse et théâtrale ; et on aurait fait la queue pour regarder le visage sur lequel s'ouvrait ce rideau."


Boys are just boys after all, but sometimes girls really seem to fee the turn of a pale wrist, or the sudden jut of a hip, or a clutch of very dark hair failing across a freckled forehead I’m not saying that's what they really are. I'm just saying sometimes it seems that way, and that those details (a thigh mole, a full face flush, a scar the precise shape and size of a cashew nut) are so many hooks waiting to land you. In this case, it was those bangs, plush and dramatic; curtains opening on to a face one would queue up to see.


dimanche 3 mars 2024

Viollet-Le-Duc (style)

Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle [sic], 1854-1868, t. 8 : 

"[Le style] résiderait-il, par hasard, dans une certaine forme admise, quel que fût l’objet, ou les moyens, ou le but ? Serait-il l’âme de cette forme, ne la quittant plus ? Comment ! un être organisé, un animal vivant dont vous changez les habitudes, le milieu, perd cette qualité harmonique du style ! L’oiseau de proie que vous enfermez dans une cage n’est plus qu’un être gauche, triste et difforme, bien qu’il porte avec lui son instinct, ses appétits et ses qualités ; et la colonne d’un monument, qui n’est par elle-même qu’une forme brute, vous penseriez qu’en la déplaçant, qu’en la posant n’importe où, en dehors des causes qui ont motivé ses proportions, sa raison d’être, elle conservera son style et le charme qui la faisait admirer là où elle était érigée ? Mais ce charme, ce style, tenaient précisément à la place qu’elle occupait, à ce qui l’entourait, à l’ensemble dont elle était une partie harmonique !"


rappel : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/09/viollet-leduc-insertion.html