mercredi 6 mars 2024

Conrad (fleuve)

Conrad, Cœur des Ténèbres, trad. Aubry : 

"Remonter le fleuve, c’était se reporter, pour ainsi dire, aux premiers âges du monde, alors que la végétation débordait sur la terre et que les grands arbres étaient rois. Un fleuve désert, un grand silence, une forêt impénétrable. L’air était chaud, épais, lourd, indolent. Il n’y avait aucune joie dans l’éclat du soleil. Désertes, les longues étendues d’eau se perdant dans la brume des fonds trop ombragés. Sur des bancs de sable argentés des hippopotames et des crocodiles se chauffaient au soleil côte-à-côte. Le fleuve élargi coulait au travers d’une cohue d’îles boisées, on y perdait son chemin comme on eût fait dans un désert et tout le jour, en essayant de trouver le chenal, on se butait à des hauts fonds, si bien qu’on finissait par se croire ensorcelé, détaché désormais de tout ce qu’on avait connu autrefois, quelque part, bien loin, dans une autre existence peut-être. Il y avait des moments où le passé vous revenait, comme cela arrive parfois quand on n’a pas un moment de répit, mais il revenait sous la forme d’un rêve bruyant et agité, qu’on se rappelait avec étonnement parmi les accablantes réalités de cet étrange monde de plantes, d’eau et de silence. Et cette immobilité de toutes choses n’était rien moins que paisible. C’était l’immobilité d’une force implacable couvant on ne savait quel insondable dessein. Elle vous contemplait d’un air plein de ressentiment."


Going up that river was like traveling back to the earliest beginnings of the world, when vegetation rioted on the earth and the big trees were kings. An empty stream, a great silence, an impenetrable forest. The air was warm, thick, heavy, sluggish. There was no joy in the brilliance of sunshine. The long stretches of the waterway ran on, deserted, into the gloom of overshadowed distances. On silvery sandbanks hippos and alligators sunned themselves side by side.

The broadening waters flowed through a mob of wooded islands ; you lost your way on that river as you would in a desert, and butted all day long against shoals, trying to find the channel, till you thought yourself bewitched and cut off for ever from everything you had known once – somewhere – far away – in another existence perhaps. There were moments when one’s past came back to one, as it will sometimes when you have not a moment to spare for yourself ; but it came in the shape of an unrestful and noisy dream, remembered with wonder amongst the overwhelming realities of this strange world of plants, and water, and silence. And this stillness of life did not in the least resemble a peace. It was the stillness of an implacable force brooding over an inscrutable intention. It looked at you with a vengeful aspect.