samedi 18 janvier 2020

Valéry (thons)


Valéry, Inspirations méditerranéennes (1933), Pléiade t. 1 p. 1088-1089 : 
« J'allai à la mer pour me baigner. Je m'avançai d'abord, pour jouir de la lumière admirable, sur une petite jetée. Tout à coup, abaissant le regard, j'aperçus à quelques pas de moi, sous l'eau merveilleusement plane et transparente, un horrible et splendide chaos qui me fit frémir. Des choses d'une rougeur écœurante, des masses d'un rose délicat ou d'une pourpre profonde et sinistre, gisaient là... Je reconnus avec horreur l'affreux amas des viscères et des entrailles de tout le troupeau de Neptune que les pêcheurs avaient rejeté à la mer. Je ne pouvais ni fuir ni supporter ce que je voyais, car le dégoût que ce charnier me causait le disputait en moi à la sensation de beauté réelle et singulière de ce désordre de couleurs organiques, de ces ignobles trophées de glandes, d'où s'échappaient encore des fumées sanguinolentes, et de poches pâles et tremblantes retenues par je ne sais quels fils sous le glacis de l'eau si claire, cependant que l'onde infiniment lente berçait dans l'épaisseur limpide un frémissement d'or imperceptible sur toute cette boucherie. L'œil aimait ce que l'âme abhorrait » 

Valéry, lettre à Pierre Louÿs 6 août 1892 :
« Et voici ce que j’ai vu hier :
Au bord de la mer, sous une eau claire et verdoyante qui tremblait, l’amas riche et pourpre de viscères arrachés par les pêcheurs aux thons, et jetés là. Ces entrailles, cœurs, foies, glandes énormes bougeaient à chaque flot et de turgescentes bourses pendulaient. Ce carnage dormait sous un cristal verdâtre et or, à peine teinté de rose par veines et fumées échappées de lui, et l’Idée, la plus brillante et nette, d’Héroïsme, de tuerie ainsi figée dans la lumière droite, me fixa très longtemps devant.
Il n’y a pas de G. Moreau aussi simple, aussi sonore. La signification était tout nue, sans Histoire ni théories. (Dans la gloire de sel limpide reposent des mémorables horreurs.) Et esthétiquement, il devint aussi curieux d’apprendre comment la nuance intégrale, profonde et cossue s’harmonisait avec les tons de l’eau mince qui vibrait. Un tel spectacle eût émerveillé le Moreau japonais qui n’existe pas. »

vendredi 17 janvier 2020

Miller [Henry] (Dordogne)


Miller, Le Colosse de Maroussi (1941) trad. G. Belmont (2° page) :
« Quelques mois avant la guerre, je décidai de prendre de longues vacances. Depuis longtemps j’avais envie, entre autres, de visiter la vallée de la Dordogne. Je bouclai donc ma valise et pris le train pour Rocamadour où je débarquai de bonne heure, un matin, vers le lever du soleil, la lune brillant encore d’un éclat vif dans le ciel. Coup de génie, de ma part, cette idée d’explorer la région de la Dordogne avant de me plonger dans l’illumination millénaire du monde grec. Rien que le coup d’œil sur la rivière noire et mystérieuse, du haut de la magnifique falaise debout à l’orée de Domme, suffit pour vous emplir d’un sentiment de gratitude impérissable. Pour moi, cette rivière, ce pays appartiennent au poète Rainer Maria Rilke. Ce n’est pas plus la France que l’Autriche, ni même que l’Europe : c’est la terre d’enchantement jalousement marquée par les poètes et qu’eux seuls ont le droit de revendiquer comme leur. Ce qui se rapproche le plus du paradis, en attendant la Grèce. Le paradis des Français, mettons, par manière de concession. Un paradis, en fait, dont l’existence doit remonter à des milliers et des milliers d’années. Je suis convaincu que c’était bien cela pour l’homme de Cro-Magnon, malgré le témoignage fossilisé des formidables grottes, qui indique des conditions de vie plutôt stupéfiantes et terrifiantes. Rien ne m’empêchera de croire que si l’homme de Cro-Magnon s’installa ici, c’est qu’il était extrêmement intelligent, avec un sens de la beauté très développé. Rien ne m’empêchera de croire que le sentiment religieux avait déjà atteint en lui un haut degré de développement et qu’il a fleuri en ces lieux, alors même que l’homme vivait comme une bête au fond des cavernes. Rien ne m’empêchera de croire que cette grande et pacifique région de France est destinée à demeurer éternellement un lieu sacré pour l’homme et que, lorsque la grand-ville aura fini d’exterminer les poètes, leurs successeurs trouveront ici refuge et berceau. Cette visite à la Dordogne fut pour moi, je le répète, d’une importance capitale : il m’en reste un espoir pour l’avenir de l’espèce, et même de notre planète. Il se peut qu’un jour la France cesse d’exister, mais la Dordogne survivra, tout comme les rêves dont se nourrit l’âme humaine. »

« A few months before the war broke out I decided to take a long vacation. I had long wanted to visit the valley of the Dordogne, for one thing. So I packed my valise and took the train for Rocamadour where I arrived early one morning about sunup, the moon still gleaming brightly. It was a stroke of genius on my part to make the tour of the Dordogne region before plunging into the bright and hoary world of Greece. Just to glimpse the black. mysterious river at Domme from the beautiful bluff at the edge of the town is something to be grateful for all one's life. To me this river, this country, belong to the poet, Rainer Maria Rilke. It is not French, not Austrian, not European even : it is the country of enchantment which the poets have staked out and which they alone may lay claim to. It is the nearest thing to Paradise this side of Greece. Let us call it the Frenchman s paradise, by way of making a concession Actually it must have been a paradise for many thousands of years. I believe it must have been so for the Cro-Magnon man, despite the fossilized evidences of the great caves which point to a condition of life rather bewildering and terrifying. I believe that the Cro-Magnon man settled here because he was extremely intelligent and had a highly developed sense of beauty. I believe that in him the religious sense was already highly developed and that it flourished here even if he lived like an animal in the depths of the caves. I believe that this great peaceful region of France will always be a sacred spot for man and that when the cities have killed off the poets this will be the refuge and the cradle of the poets to come. I repeat, it was most important for me to have seen the Dordogne: it gives me hope for the future of the race, for the future of the earth itself. France may one day exist no more, but the Dordogne will live on just as dreams live on and nourish the souls of men. »

jeudi 16 janvier 2020

Céline (banlieue, 3 textes)


Céline, Voyage au bout de la nuit Pléiade p. 94-95  : 
"Avec ma mère, nous fîmes un grand tour dans les rues proches de l’hôpital, une après-midi, à marcher en traînant dans les ébauches des rues qu’il y a par là, des rues aux lampadaires pas encore peints, entre les longues façades suintantes, aux fenêtres bariolées des cent petits chiffons pendants, les chemises des pauvres, à entendre le petit bruit du graillon qui crépite à midi, orage des mauvaises graisses. Dans le grand abandon mou qui entoure la ville, là où le mensonge de son luxe vient suinter et finir en pourriture, la ville montre à qui veut le voir son grand derrière en boîtes à ordures. Il y a des usines qu’on évite en promenant, qui sentent toutes les odeurs, les unes à peine croyables et où l’air d’alentour se refuse à puer davantage. Tout près, moisit la petite fête foraine, entre deux hautes cheminées inégales, ses chevaux de bois dépeint sont trop coûteux pour ceux qui les désirent, pendant des semaines entières souvent, petits morveux rachitiques, attirés, repoussés et retenus à la fois, tous les doigts dans le nez, par leur abandon, la pauvreté et la musique.
Tout se passe en efforts pour éloigner la vérité de ces lieux qui revient pleurer sans cesse sur tout le monde ; on a beau faire, on a beau boire, et du rouge encore, épais comme de l’encre, le ciel reste ce qu’il est là-bas, bien refermé dessus, comme une grande mare pour les fumées de la banlieue."

Céline, Mort à crédit, Pléiade p. 871 : 
"Il regardait au loin, le paysage... Comme ça dans la grande banlieue, surtout devant les lotissements, les cabanes, les gourbis en planches ! Il s’attendrissait... Il lui passait une émotion... Les bicoques, les plus biscornues, les loucheuses, les fissurées, les bancales, tout ça qui crougnotte dans les fanges, qui carambouille dans la gadoue, au bord des cultures... après la route... «Tu vois bien tout ça, Ferdinand, qu’il me les désignait alors, tu vois bien toute cette infection ?» Il décrivait d’un geste énorme... Il embrassait l’horizon... Toute la moche cohue des guitounes, l’église et les cages à poules, le lavoir et les écoles... Toutes les cahutes déglinguées, les croulantes, les grises, les mauves, les réséda... Toutes les croquignoles du platras…"

Céline, Préface de Bezons à travers les âges d’Albert Serouille (Denoël 1944) :
"Pauvre banlieue parisienne, paillasson devant la ville où chacun s’essuie les pieds, crache un bon coup, passe, qui songe à elle ? Personne. Abrutie d’usines, gavée d’épandages, dépecée, en loques, ce n’est plus qu’une terre sans âme, un camp de travail maudit, où le sourire est inutile, la peine perdue, terne la souffrance. Paris "le cœur de la France", quelle chanson ! quelle publicité ! La banlieue tout autour qui crève ! Calvaire à plat permanent, de faim, de travail, et sous bombes, qui s’en soucie ? Personne, bien sûr. Elle est vilaine et voilà tout. Les dernières années n’ont pas arrangé les choses. On s’en doute. Banlieue de hargne toujours vaguement mijotante d’une espèce de révolution que personne ne pousse ni n’achève, malade à mourir toujours et ne mourant pas. Il fallait une plume ardente, le don de vaillance et d’émoi, le talent de haute chronique pour ranimer ces pauvres sites, leurs fantômes, leurs joies évadées, leurs grandeurs, leurs marbres, leurs souffles à méchante haleine.
La banlieue souffre et pas qu’un peu, expie sans foi* le crime de rien. Jamais temps ne furent plus vides. Beau poète celui qui s’enchante de Bretagne ! de Corse ! d’Angoumois ! d’Espérides ! La belle affaire ! Chanter Bezons, voici l’épreuve ! Voici le génie généreux. Attraper le plus rebutant, le plus méprisé, le plus rêche et nous le rendre aimable, attachant, grandiose !"

* on attendrait plutôt « cent fois » ; peut-être un lapsus non-rectifié pour maintenir l'équivoque ?

mercredi 15 janvier 2020

Amiel (rature)


Amiel, Journal 12 février 1866, anthol. de Jaccard p. 97 : 
« L’hésitation de l'esprit et l'irrésolution du caractère se trahissent jusque dans la moindre rature. La phrase sans bavure est une audace, le mot propre, une netteté de l'esprit. La même défiance qui empêche d'agir, est aussi le grand obstacle à la parole improvisée, au style coulant, à tout essor gracieux de notre spontanéité. La défiance supprime en effet l'abandon, et lui substituant la critique perpétuelle et obstinée de soi-même, fait rentrer la joie dans son trou et le désir dans le silence. De même qu'un moqueur dans une réunion fait envoler le plaisir et le naturel, ainsi l'homme qui porte en lui un espion malveillant n'ose plus se laisser aller à sa pente et à son instinct ; il se sent sous l'oeil de la police et se tient coi. C'est un peu ton fait. Même dans ton journal, le besoin de t'exprimer correctement, de traduire avec fidélité ta pensée, t'enlève la verve et l'aisance. A plus forte raison, dès qu'il s'agit d'une page destinée à l'impression. La préoccupation de chaque mot t'ôte l'élan nécessaire pour aller joyeusement au but. Tu es fasciné par la pointe de ta plume et tu ne peux t'envoler sur les ailes de ton idée. — Ton procédé minutieux, vétilleux d'écrire a éteint chez toi l'entraînement, ce qui a le double inconvénient de fatiguer beaucoup le lecteur et plus encore l'écrivain.
"Quand l'oreille s'entend l'ouïe est altérée" ; l'observation constante de soi-même produit le tic fâcheux dont tu souffres. Le pire ennemi de ton talent est en toi : c'est l'excessive, la maladive défiance de ton premier mouvement ; c'est le besoin de revoir, de relire, de reméditer vingt fois une idée, avant de l'abandonner, avant d'y croire. Cette pusillanimité a des appréhensions qui se multiplient sans cesse et qui font retirer les formes avant même qu'elles aient été essayées. Je suis, quand j'écris, dans la situation d'un enfantement interminable, d'un travail puerpéral qui se contrarierait obstinément lui-même, et ne garderait que la souffrance de l'accouchement sans s'accorder la délivrance finale. »

mardi 14 janvier 2020

Queneau (urbanisme)


Queneau, L’écrivain et le langage, in Volontés, n°19, juillet 1939 repris dans Le Voyage en Grèce p. 178-179 :
« Il me semble que les arts anciens, et les sciences anciennes, se présentaient comme une collaboration de l'homme avec la nature. J'entends par là que l'activité technique de l'homme visait, tout en réalisant des fins humaines, à aider le plan naturel, et à y concourir. Ainsi l'architecture est imparfaite si elle ne tient pas compte du site ; on voit en Grèce ce que cela peut signifier. Le temple de Dionysos à Athènes, par exemple, montre comment l'homme peut construire en accord entier avec ce qui entoure, et fonde, son œuvre. En Grèce, on a la constante expérience d'une telle harmonie ; à Delphes encore où l'élection du lieu implique un choix et un vouloir compréhensifs qui nous dépassent singulièrement, nous d'aujourd'hui. Que l'on compare la fondation d'une ville, Rome par exemple, avec un lotissement, avec la barbarie d'un lotissement.
[…] Je répète : que l'on compare la fondation d'une ville antique, d'une bastide même, avec la barbarie du lotissement, la barbarie comptable du lotissement, le doit et l'avoir que représente cette entreprise, l'exploitation de l'homme et la suppression de la nature que cela implique. »

lundi 13 janvier 2020

Rousseau (flânerie)


Rousseau, Dialogues (Rousseau juge de Jean-Jacques) 2° dialogue, Pléiade p. 816-817 :
« La rêverie, quelque douce qu'elle soit, épuise et fatigue à la longue, elle a besoin de délassement : on le trouve en laissant reposer sa tête et livrant uniquement ses sens à l’impression des objets extérieurs. Le plus indifférent spectacle a sa douceur par le relâche qu'il nous procure, et, pour peu que l’impression ne soit pas tout à fait nulle, le mouvement léger dont elle nous agite suffit pour nous préserver d'un engourdissement léthargique, et nourrir en nous le plaisir d'exister sans donner de l’exercice à nos facultés. Le contemplatif Jean-Jacques, en tout autre temps si peu attentif aux objets qui l'entourent, a souvent grand besoin de ce repos, et le goûte alors avec une sensualité d'enfant dont nos sages ne se doutent guère. Il n'aperçoit rien, sinon quelque mouvement à son oreille ou devant ses yeux ; mais c'en est assez pour lui. Non seulement une parade de foire, une revue, un exercice, une procession l'amusent ; mais la grue, le cabestan, le mouton, le jeu d'une machine quelconque, un bateau qui passe, un moulin qui tourne, un bouvier qui laboure, des joueurs de boules ou de battoir, la rivière qui court, l'oiseau qui vole attachent ses regards. Il s'arrête même à des spectacles sans mouvement, pour peu que la variété y supplée. Des colifichets en étalage, des bouquins ouverts sur les quais, et dont il ne lit que les titres, des images contre les murs, qu'il parcourt d'un œil stupide, tout cela l'arrête et l'amuse quand son imagination fatiguée a besoin de repos. »

dimanche 12 janvier 2020

Picon (abstraction)


Picon1863, Naissance de la peinture moderne, p. 216 :
« L'art abstrait est-il abstrait ? [...] S'agit-il de rendre visible ce qui ne l'était pas encore, et attendait l'acuité de notre regard, au fond du visible - ou ce qui est d'un autre ordre, un invisible que l'on transforme en visible par la médiation du tableau ? Cela reste ambigu. [...] Cette référence (au réel) semble présente dans l'œuvre d'un Kandinsky, d'un Mondrian, puisque l'un se souvient du noir d'une nuit de Florence, l'autre des branches d'un arbre, ... des fenêtres de Brodway. La notion d'un art sans référence est difficile à concevoir. La peinture de répétition, d'accumulation, aux USA notamment, n'est-elle pas figurative par rapport à la réalité architecturale , à l'environnement urbain ? »