Amiel, Journal 12 février 1866, anthol. de Jaccard p. 97 :
« L’hésitation de l'esprit et l'irrésolution du caractère se trahissent jusque dans la moindre rature. La phrase sans bavure est une audace, le mot propre, une netteté de l'esprit. La même défiance qui empêche d'agir, est aussi le grand obstacle à la parole improvisée, au style coulant, à tout essor gracieux de notre spontanéité. La défiance supprime en effet l'abandon, et lui substituant la critique perpétuelle et obstinée de soi-même, fait rentrer la joie dans son trou et le désir dans le silence. De même qu'un moqueur dans une réunion fait envoler le plaisir et le naturel, ainsi l'homme qui porte en lui un espion malveillant n'ose plus se laisser aller à sa pente et à son instinct ; il se sent sous l'oeil de la police et se tient coi. C'est un peu ton fait. Même dans ton journal, le besoin de t'exprimer correctement, de traduire avec fidélité ta pensée, t'enlève la verve et l'aisance. A plus forte raison, dès qu'il s'agit d'une page destinée à l'impression. La préoccupation de chaque mot t'ôte l'élan nécessaire pour aller joyeusement au but. Tu es fasciné par la pointe de ta plume et tu ne peux t'envoler sur les ailes de ton idée. — Ton procédé minutieux, vétilleux d'écrire a éteint chez toi l'entraînement, ce qui a le double inconvénient de fatiguer beaucoup le lecteur et plus encore l'écrivain.
"Quand l'oreille s'entend l'ouïe est altérée" ; l'observation constante de soi-même produit le tic fâcheux dont tu souffres. Le pire ennemi de ton talent est en toi : c'est l'excessive, la maladive défiance de ton premier mouvement ; c'est le besoin de revoir, de relire, de reméditer vingt fois une idée, avant de l'abandonner, avant d'y croire. Cette pusillanimité a des appréhensions qui se multiplient sans cesse et qui font retirer les formes avant même qu'elles aient été essayées. Je suis, quand j'écris, dans la situation d'un enfantement interminable, d'un travail puerpéral qui se contrarierait obstinément lui-même, et ne garderait que la souffrance de l'accouchement sans s'accorder la délivrance finale. »