vendredi 17 janvier 2020

Miller [Henry] (Dordogne)


Miller, Le Colosse de Maroussi (1941) trad. G. Belmont (2° page) :
« Quelques mois avant la guerre, je décidai de prendre de longues vacances. Depuis longtemps j’avais envie, entre autres, de visiter la vallée de la Dordogne. Je bouclai donc ma valise et pris le train pour Rocamadour où je débarquai de bonne heure, un matin, vers le lever du soleil, la lune brillant encore d’un éclat vif dans le ciel. Coup de génie, de ma part, cette idée d’explorer la région de la Dordogne avant de me plonger dans l’illumination millénaire du monde grec. Rien que le coup d’œil sur la rivière noire et mystérieuse, du haut de la magnifique falaise debout à l’orée de Domme, suffit pour vous emplir d’un sentiment de gratitude impérissable. Pour moi, cette rivière, ce pays appartiennent au poète Rainer Maria Rilke. Ce n’est pas plus la France que l’Autriche, ni même que l’Europe : c’est la terre d’enchantement jalousement marquée par les poètes et qu’eux seuls ont le droit de revendiquer comme leur. Ce qui se rapproche le plus du paradis, en attendant la Grèce. Le paradis des Français, mettons, par manière de concession. Un paradis, en fait, dont l’existence doit remonter à des milliers et des milliers d’années. Je suis convaincu que c’était bien cela pour l’homme de Cro-Magnon, malgré le témoignage fossilisé des formidables grottes, qui indique des conditions de vie plutôt stupéfiantes et terrifiantes. Rien ne m’empêchera de croire que si l’homme de Cro-Magnon s’installa ici, c’est qu’il était extrêmement intelligent, avec un sens de la beauté très développé. Rien ne m’empêchera de croire que le sentiment religieux avait déjà atteint en lui un haut degré de développement et qu’il a fleuri en ces lieux, alors même que l’homme vivait comme une bête au fond des cavernes. Rien ne m’empêchera de croire que cette grande et pacifique région de France est destinée à demeurer éternellement un lieu sacré pour l’homme et que, lorsque la grand-ville aura fini d’exterminer les poètes, leurs successeurs trouveront ici refuge et berceau. Cette visite à la Dordogne fut pour moi, je le répète, d’une importance capitale : il m’en reste un espoir pour l’avenir de l’espèce, et même de notre planète. Il se peut qu’un jour la France cesse d’exister, mais la Dordogne survivra, tout comme les rêves dont se nourrit l’âme humaine. »

« A few months before the war broke out I decided to take a long vacation. I had long wanted to visit the valley of the Dordogne, for one thing. So I packed my valise and took the train for Rocamadour where I arrived early one morning about sunup, the moon still gleaming brightly. It was a stroke of genius on my part to make the tour of the Dordogne region before plunging into the bright and hoary world of Greece. Just to glimpse the black. mysterious river at Domme from the beautiful bluff at the edge of the town is something to be grateful for all one's life. To me this river, this country, belong to the poet, Rainer Maria Rilke. It is not French, not Austrian, not European even : it is the country of enchantment which the poets have staked out and which they alone may lay claim to. It is the nearest thing to Paradise this side of Greece. Let us call it the Frenchman s paradise, by way of making a concession Actually it must have been a paradise for many thousands of years. I believe it must have been so for the Cro-Magnon man, despite the fossilized evidences of the great caves which point to a condition of life rather bewildering and terrifying. I believe that the Cro-Magnon man settled here because he was extremely intelligent and had a highly developed sense of beauty. I believe that in him the religious sense was already highly developed and that it flourished here even if he lived like an animal in the depths of the caves. I believe that this great peaceful region of France will always be a sacred spot for man and that when the cities have killed off the poets this will be the refuge and the cradle of the poets to come. I repeat, it was most important for me to have seen the Dordogne: it gives me hope for the future of the race, for the future of the earth itself. France may one day exist no more, but the Dordogne will live on just as dreams live on and nourish the souls of men. »