samedi 24 août 2024

Morand (vitesse)

Morand, L'Homme pressé : 

"C’est vraiment curieux, pensait Pierre : j’ai pris successivement un omnibus, un express, une auto rapide et un avion dernier cri, c’est-à-dire que j’ai chaque fois augmenté l’allure et plus je file, plus les choses paraissent s’immobiliser. Nous faisons du cinq cents à l’heure, et il me semble que ça n’avance plus. Je suis ici suspendu en un arrêt total, détaché du monde ; tout devient sempiternel ; plus c’est grand, moins ça bouge ; le port glisse à peine sous mes yeux parce qu’il est énorme ; la mer se fige, à mesure qu’elle devient océan.

Sans doute ne voyais-je l’univers sous son aspect tumultueux que parce que j’avais le nez dessus. On ne va vite qu’à ras du sol. Dès que je prends du recul pour regarder ma vieille planète, elle me paraît morte. La vitesse, c’est un mot inventé par le ver de terre."


vendredi 23 août 2024

Ramuz (troupeau)

Ramuz, Le Village dans la montagne, chap. V : 

"Si on va de haut en bas de l’échelle, on trouve d’abord le maître qui est le plus âgé de tous. C’est lui qui fait le fromage ; tout le monde lui obéit. Vient ensuite le vîli qui s’occupe du troupeau. Troisièmement vient le pâtre, qui aide au maître et fabrique le sérac. Quatrièmement le doleîna qui est l’aide du vîli. Cinquièmement le mièze, chargé de l’arrosage, c’est-à-dire de l’irrigation. Puis le berger des moutons et enfin le mâïo, qui est ordinairement un petit garçon de dix ou douze ans, qui garde les cochons, qui est bon à tout faire. […] 

Quant à ceux qui envoient leurs vaches à la montagne, ils forment une société, et ce n’est pas la terre même qui est partagée entre eux ; ils ont comme ils disent, des droits de vaches ; l’un en a deux, l’autre trois ou quatre, ou bien un autre n’en a qu’un ; c’est-à-dire qu’ils ont le droit d’envoyer au chalet chacun une, deux, trois, quatre vaches ; quelques-uns même ont droit à trois pieds, à deux pieds, seulement ; et ceux qui n’en ont point, de droit, ceux-là peuvent en louer pour l’année."


jeudi 22 août 2024

Lavisse (histoire)

Lavisse, Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (1887) :

"Il y a dans le passé le plus lointain une poésie qu’il faut verser dans les jeunes âmes pour y fortifier le sentiment patriotique. Faisons-leur aimer nos ancêtres les Gaulois et les forêts des druides, Charles Martel à Poitiers, Roland à Roncevaux, Godefroi de Bouillon à Jérusalem, Jeanne d’Arc, Bayard, tous nos héros du passé, même enveloppés de légendes ; car c’est un malheur que nos légendes s’oublient, que nous n’ayons plus de contes du foyer, et que, sur tous les points de la France, on entende pour toute poésie que les refrains orduriers et bêtes, venus de Paris. Un pays comme la France ne peut vivre sans poésie."


NB : Metin Arditi, dans son Dictionnaire amoureux de l'esprit français, attribue ce texte à F. Buisson (?)


mercredi 21 août 2024

Goethe (anticipation)

Gœthe, Les Affinités électives, I, VI trad. Carlowitz (1844) :

"Les hommes comprennent en général très-difficilement l’importance d’un petit sacrifice en faveur d’un grand avantage ; il est rare de tendre vers un but sans dédaigner les moyens qui peuvent y conduire. Souvent même ils se trompent aussi complètement sur les moyens que sur le but. Persuadés qu’il faut remédier au mal à la place où ils le voient et où ils le sentent, ils s’inquiètent fort peu du point d’où part son action malfaisante. Au reste, ce point est presque toujours insaisissable pour la multitude dont l’intelligence, souvent très-grande pour l’instant actuel, ne va jamais jusqu’à prévoir le lendemain. Ajoute à cela que les réformes qui favorisent le bien-être général froissent toujours quelques intérêts particuliers, et tu comprendras sans peine pourquoi il est si difficile de les exécuter quand on n’est pas armé du pouvoir d’une souveraineté absolue."


mardi 20 août 2024

Gadda (cheveux et escarpins)

Gadda, Au parc, un soir de mai, in Adalgisa, trad. Manganaro :

"Ses cheveux débordaient du chapeau : et rayonnaient autour en grande partie, ni longs ni courts : mais touffus, multipliés et dorés ; comme des rêves fuyant pour leur compte, mais que la claire volonté du jour, avec sa loi armée d’un peigne, aurait ramenés à sa discipline ondulatoire : les rassemblant en une «manière». Venaient ensuite, à nouveau, les escarpins et les bas : qui étaient à nouveau pour nous le début de toute une série, une autre, d’événements mentaux, ou bulbaires, de déductions inconscientes, dont il serait vain de tenter d’ancrer à notre pauvre prose le fol arsis vers les ciels de l’imaginé : comme aux jappements d’un caniche frétillant de la queue, l’auguste ascension du globe aérostatique à air (avec feu à l’intérieur), dénommé montgolfière."


Dal cappello i capelli si gittavan fuori: e ne irraggiavano in gran parte, nè corti nè lunghi: ma folti, moltiplicati e dorati; come sogni per sè fuggenti, che però la volontà chiara del giorno, con la sua legge armata di pettine, avesse ricondotti a quella ondulativa disciplina: adunatili in una «maniera». E di nuovo poi gli scarpini e le calze: erano a noi di nuovo il principio di tutta un’altra serie di avvenimenti mentali, o bulbari, di deduzioni inconsce, la di cui àrsi folle verso i cieli dell’immaginato sarebbe vano tentar di ancorare alla nostra povera prosa: come ai latrati d’un barboncino codinzolante l’ascendere augusto del globo aereostatico ad aria (col fuoco dentro) denominato mongolfiera.


lundi 19 août 2024

Connolly (verre)

Connolly (Joseph), N'oublie pas mes petits Souliers, (trad. Defossé) chap. IV :

"On ne sait jamais", répondit Cyril d'une voix lente, reposant son verre de xérès ambré avec une précision remarquable sur le sous-verre de mélaminé vert feuillage orné en son milieu d'une fleur de lys d'un or éteint, réussissant à centrer parfaitement le verre tulipe de sorte que le fin pied taillé en arêtes semblait naître du sous-verre lui-même et pousser telle une fleur, tandis que sa base circulaire demeurait très précisément cerclée d'une frange régulière de sous-verre, elle-même encadrée par des coins coupés délicatement rehaussés d'or : Cyril pouvait le confirmer, il avait plaisir à faire cela."


dimanche 18 août 2024

Dickens (rails)

Dickens, L'Embranchement de Mugby II, [cité par Jacques Roubaud, La Bibliothèque de Warburg ch 5, 1, § 34] :

"Il y avait une telle diversité de voies ferrées, qu’il lui semblait que toutes les compagnies réunies eussent fait de cet endroit une exposition générale des ouvrages d’une espèce très originale d’araignées souterraines, fort habiles à filer le fer. Un grand nombre de ces lignes avaient d’ailleurs de si bizarres parcours, se croisaient en tous sens et faisaient tant de courbes que l’œil finissait vraiment par s’y perdre. Il y en avait qui semblaient destinées à s’étendre indéfiniment, et qui tout à coup y renonçaient et s’arrêtaient devant une barrière, quand elles n’entraient pas jusque dans un atelier. D’autres, pareilles à un homme en état d’ivresse, allaient en ligne droite pendant un moment, puis, soudain, pirouettaient sur elles-mêmes et revenaient à leur point de départ. […] Plusieurs étaient en bon état d’entretien, et leurs rails brillaient comme de l’acier bien poli, tandis que d’autres, au contraire, étaient couvertes de cendres, rongées par la rouille et servaient de refuge aux brouettes de rebut placées là les jambes en l’air et s’y livrant à la paresse. Cet immense tohu-bohu n’avait, en vérité, ni commencement, ni milieu, ni fin ; c’était un sens dessus dessous universel."


But there were so many Lines. Gazing down upon them from a bridge at the Junction, it was as if the concentrating Companies formed a great Industrial Exhibition of the works of extraordinary ground spiders that spun iron. And then so many of the Lines went such wonderful ways, so crossing and curving among one another, that the eye lost them. And then some of them appeared to start with the fixed intention of going five hundred miles, and all of a sudden gave it up at an insignificant barrier, or turned off into a workshop. And then others, like intoxicated men, went a little way very straight, and surprisingly slued round and came back again. And then others were so chock-full of trucks of coal, others were so blocked with trucks of casks, others were so gorged with trucks of ballast, others were so set apart for wheeled objects like immense iron cotton-reels: while others were so bright and clear, and others were so delivered over to rust and ashes and idle wheelbarrows out of work, with their legs in the air (looking much like their masters on strike), that there was no beginning, middle, or end to the bewilderment.