samedi 28 mars 2020

Baudelaire (chats)


Baudelaire : 

Les chats

Les amoureux fervents et les savants austères
Aiment également, dans leur mûre saison,
Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.

Amis de la science et de la volupté
Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres ;
L'Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,
S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté.

Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin ;

Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques,
Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin,
Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques.

vendredi 27 mars 2020

Daudet (lion)


Daudet, Tartarin de Tarascon, chap. VIII :
« L’entrée de Tartarin, le fusil sur l’épaule, jeta un froid.
Tous ces braves Tarasconnais, qui se promenaient bien tranquillement devant les cages, sans armes, sans méfiance, sans même aucune idée de danger, eurent un mouvement de terreur assez naturel en voyant leur grand Tartarin entrer dans la baraque avec son formidable engin de guerre. Il y avait donc quelque chose à craindre, puisque lui, ce héros… En un clin d’œil, tout le devant des cages se trouva dégarni. Les enfants criaient de peur, les dames regardaient la porte. Le pharmacien Bézuquet s’esquiva, en disant qu’il allait chercher son fusil…
Peu à peu cependant, l’attitude de Tartarin rassura les courages. Calme, la tête haute, l’intrépide Tarasconnais fit lentement le tour de la baraque, passa sans s’arrêter devant la baignoire du phoque, regarda d’un œil dédaigneux la longue caisse pleine de son où le boa digérait son poulet cru, et vint enfin se planter devant la cage du lion…
Terrible et solennelle entrevue ! le lion de Tarascon et le lion de l’Atlas en face l’un de l’autre… D’un côté, Tartarin, debout, le jarret tendu, les deux bras appuyés sur son rifle ; de l’autre, le lion, un lion gigantesque, vautré dans la paille, l’œil clignotant, l’air abruti, avec son énorme mufle à perruque jaune posé sur les pattes de devant… Tous deux calmes et se regardant.
Chose singulière ! soit que le fusil à aiguille lui eût donné de l’humeur, soit qu’il eût flairé un ennemi de sa race, le lion, qui jusque-là avait regardé les Tarasconnais d’un air de souverain mépris en leur bâillant au nez à tous, le lion eut tout à coup un mouvement de colère. D’abord il renifla, gronda sourdement, écarta ses griffes, étira ses pattes ; puis il se leva, dressa la tête, secoua sa crinière, ouvrit une gueule immense et poussa vers Tartarin un formidable rugissement.
Un cri de terreur lui répondit. Tarascon, affolé, se précipita vers les portes. Tous, femmes, enfants, portefaix, chasseurs de casquettes, le brave commandant Bravida lui-même… Seul, Tartarin de Tarascon ne bougea pas… Il était là, ferme et résolu, devant la cage, des éclairs dans les yeux et cette terrible moue que toute la ville connaissait… Au bout d’un moment, quand les chasseurs de casquettes, un peu rassurés par son attitude et la solidité des barreaux, se rapprochèrent de leur chef, ils entendirent qu’il murmurait, en regardant le lion : « Ça, oui, c’est une chasse. »
Ce jour-là, Tartarin de Tarascon n’en dit pas davantage… »

jeudi 26 mars 2020

Soljénitsyne (macaque)


Soljénitsyne, Le Pavillon des cancéreux (traduction Aucouturier, Nivat, Sémon) chap. XXXV : 
« N’attendant rien d’intéressant de sa visite aux singes, Kostoglotov passait rapidement et était même sur le point de prendre un raccourci lorsque, sur une cage éloignée, il aperçut un avis que quelques personnes étaient en train de lire.
Il les rejoignit : la cage était vide ; à l’emplacement habituel, un écriteau indiquait : « Macaque rhésus » et un avis écrit à la hâte et fixé à la plaque disait : « Le singe qui vivait là est devenu aveugle par suite de la cruauté insensée d’un visiteur. Un méchant homme a jeté du tabac dans les yeux du macaque rhésus. »
Et ce fut le choc ! Jusque-là, Oleg avait déambulé avec le sourire condescendant de celui qui en a vu d’autres ; mais là, on avait envie de se mettre à glapir, à hurler, à ameuter tout le parc, comme si on avait soi-même du tabac plein les yeux.
Pourquoi ?... Pourquoi simplement comme ça ?... Pourquoi sans raison ?...
Plus que toute autre chose, c’était cette simplicité enfantine de la rédaction qui serrait le cœur. De cet inconnu, qui était parti impunément, on ne disait pas qu’il était anti-humanitaire, on ne disait pas que c’était un agent de l’impérialisme américain. On disait seulement qu’il était méchant. Et c’est cela qui était frappant ! Pourquoi donc était-il tout simplement méchant ? Enfant ! Ne devenez pas méchants en grandissant ! Ne faites pas de mal à ceux qui ne peuvent pas se défendre. »

mercredi 25 mars 2020

Barbey (panthère)


Barbey d’Aurevilly, Les Diaboliques, « Le bonheur dans le crime » : 
« La panthère devant laquelle nous étions, en rôdant, arrivés, était, si vous vous en souvenez, de cette espèce particulière à l’île de Java, le pays du monde où la nature est le plus intense et semble elle-même quelque grande tigresse, inapprivoisable à l’homme, qui le fascine et qui le mord dans toutes les productions de son sol terrible et splendide. […] Étalée nonchalamment sur ses élégantes pattes allongées devant elle, la tête droite, ses yeux d’émeraude immobiles, la panthère était un magnifique échantillon des redoutables productions de son pays. Nulle tache fauve n’étoilait sa fourrure de velours noir, d’un noir si profond et si mat que la lumière, en y glissant, ne la lustrait même pas, mais s’y absorbait, comme l’eau s’absorbe dans l’éponge qui la boit… Quand on se retournait de cette forme idéale de beauté souple, de force terrible au repos, de dédain impassible et royal, vers les créatures humaines qui la regardaient timidement, qui la contemplaient, yeux ronds et bouche béante, ce n’était pas l’humanité qui avait le beau rôle, c’était la bête. Et elle était si supérieure, que c’en était presque humiliant ! »

mardi 24 mars 2020

Darien (jardin zoologique)


Darien, Le Voleur [1897] chap. IX :
« Je vais passer mon après-midi au Jardin Zoologique, pour tuer le temps. Ce sont surtout les bêtes fauves qui m’intéressent. Ah ! les belles et malheureuses créatures ! La tristesse de leurs regards qui poursuivent, à travers les barreaux des cages, insouciants de la curiosité ridicule des foules, des visions d’action et de liberté, de longues paresses et de chasses terribles, d’affûts patients et de sanglants festins, de luttes amoureuses et de ruts assouvis… visions de choses qui ne seront jamais plus, de choses dont le souvenir éveille des colères farouches qui ne s’achèvent même pas, tellement ils savent, ces animaux martyrs, qu’il leur faudra mourir là, dans cette prison où ils sentent s’énerver de jour en jour l’énorme force qu’il leur est interdit de dépenser.
Douloureux spectacle que celui de ces êtres énergiques et cruels condamnés à mâcher des rêves d’indépendance sous l’œil liquéfié des castrats. Leurs yeux, à eux… Les yeux des lions, dédaigneux et couleur des sables, projetant des lueurs obliques entre les paupières mi-closes ; les yeux d’ambre pâle des tigres, qui savent regarder intérieurement ; les yeux rouges et glacés des ours, qui semblent faits d’un jeu de neige et de beaucoup de sang ; les yeux qui ont toujours vécu des loups, d’une intensité poignante ; les yeux imprécis des panthères, des yeux de courtisanes, allongés, cernés et mobiles, pleins de trahisons et de caresses ; les yeux philanthropiques des hyènes, aux prunelles religieuses… Ah ! quelle terrible angoisse, et que de mépris dans ces yeux aux reflets métalliques !
Des voleurs et des brigands, tous ces galériens ; c’est pour cela qu’ils sont au bagne. Parce qu’ils mangeaient les autres bêtes, les bêtes qui ne sont point cruelles et n’aiment pas les orgies sanglantes, les bonnes bêtes que l’homme a voulu délivrer de leurs oppresseurs. Et elles sont heureuses, les bonnes bêtes, depuis qu’il s’est mis à tuer les fauves et à les enfermer dans des cages. Elles sont très heureuses. Le collier fait ployer leur cou et les harnais labourent leurs épaules meurtries ; et leur chair vivante, pantelante et rendue muette saigne sous le surin des saltimbanques de la science, dans l’ombre des laboratoires immondes. Demain, elles seront plus heureuses, encore. Je le crois.
À mesure que l’homme s’éloigne de la vie naturelle, la distance s’étend entre lui et les animaux. Non pas qu’il les dédaigne davantage, qu’il les sente plus inférieurs à lui. Ils lui paraissent supérieurs, au contraire. Ils lui font honte. Ils sont une injure vivante à son progrès factice, un sarcasme de sa civilisation d’assassin. Et sa férocité contre eux s’accroît, férocité vile qu’il couvre du prétexte actuel à toutes les bassesses – la nécessité scientifique… »


lundi 23 mars 2020

Calvino (gorille)


Calvino, Palomar, chap. ‘Le gorille albinos’ : 
« L’animal est encore jeune et c’est seulement le contraste entre ce visage rose et le court poil blanc pur qui l’encadre, et puis surtout les rides autour des yeux, qui lui confèrent l’apparence d’un vieillard. Pour le reste, Copito de Nieve présente moins de ressemblances avec l’homme que d’autres primates : à la place du nez, les naseaux se creusent en double gouffre ; les mains, poilues et - dirait-on - peu articulées, à l’extrémité de bras très raides et longs, sont, à y bien regarder, encore des pattes, et le gorille s’en sert en tant que telles pour marcher, en les posant comme un quadrupède sur le sol.
Maintenant ces bras-pattes serrent contre sa poitrine un pneu d’auto. Dans le vide énorme de ses heures, Copito de Nieve n’abandonne jamais son pneu. Qu’est-ce pour lui que cet objet ? Un jouet ? Un fétiche ? Un talisman ? Palomar a l’impression de comprendre parfaitement le gorille, son besoin de tenir bien serré quelque chose tandis que tout lui échappe, une chose en laquelle apaiser l’angoisse de l’isolement, de la différence, de la condamnation d’être toujours considéré comme un phénomène vivant, par ses femelles et par ses enfants comme par les visiteurs du zoo. »