Darien, Le Voleur [1897] chap. IX :
« Je vais passer mon après-midi au Jardin Zoologique, pour tuer le temps. Ce sont surtout les bêtes fauves qui m’intéressent. Ah ! les belles et malheureuses créatures ! La tristesse de leurs regards qui poursuivent, à travers les barreaux des cages, insouciants de la curiosité ridicule des foules, des visions d’action et de liberté, de longues paresses et de chasses terribles, d’affûts patients et de sanglants festins, de luttes amoureuses et de ruts assouvis… visions de choses qui ne seront jamais plus, de choses dont le souvenir éveille des colères farouches qui ne s’achèvent même pas, tellement ils savent, ces animaux martyrs, qu’il leur faudra mourir là, dans cette prison où ils sentent s’énerver de jour en jour l’énorme force qu’il leur est interdit de dépenser.
Douloureux spectacle que celui de ces êtres énergiques et cruels condamnés à mâcher des rêves d’indépendance sous l’œil liquéfié des castrats. Leurs yeux, à eux… Les yeux des lions, dédaigneux et couleur des sables, projetant des lueurs obliques entre les paupières mi-closes ; les yeux d’ambre pâle des tigres, qui savent regarder intérieurement ; les yeux rouges et glacés des ours, qui semblent faits d’un jeu de neige et de beaucoup de sang ; les yeux qui ont toujours vécu des loups, d’une intensité poignante ; les yeux imprécis des panthères, des yeux de courtisanes, allongés, cernés et mobiles, pleins de trahisons et de caresses ; les yeux philanthropiques des hyènes, aux prunelles religieuses… Ah ! quelle terrible angoisse, et que de mépris dans ces yeux aux reflets métalliques !
Des voleurs et des brigands, tous ces galériens ; c’est pour cela qu’ils sont au bagne. Parce qu’ils mangeaient les autres bêtes, les bêtes qui ne sont point cruelles et n’aiment pas les orgies sanglantes, les bonnes bêtes que l’homme a voulu délivrer de leurs oppresseurs. Et elles sont heureuses, les bonnes bêtes, depuis qu’il s’est mis à tuer les fauves et à les enfermer dans des cages. Elles sont très heureuses. Le collier fait ployer leur cou et les harnais labourent leurs épaules meurtries ; et leur chair vivante, pantelante et rendue muette saigne sous le surin des saltimbanques de la science, dans l’ombre des laboratoires immondes. Demain, elles seront plus heureuses, encore. Je le crois.
À mesure que l’homme s’éloigne de la vie naturelle, la distance s’étend entre lui et les animaux. Non pas qu’il les dédaigne davantage, qu’il les sente plus inférieurs à lui. Ils lui paraissent supérieurs, au contraire. Ils lui font honte. Ils sont une injure vivante à son progrès factice, un sarcasme de sa civilisation d’assassin. Et sa férocité contre eux s’accroît, férocité vile qu’il couvre du prétexte actuel à toutes les bassesses – la nécessité scientifique… »