samedi 13 mars 2021

Proust (désir)

 Proust, À l'Ombre des jeunes filles en fleurs : 

"Si l'imagination est entraînée par le désir de ce que nous ne pouvons posséder, son essor n'est pas limité par une réalité complètement perçue dans ces rencontres où les charmes de la passante sont généralement en relation directe avec la rapidité du passage. Pour peu que la nuit tombe et que la voiture aille vite, à la campagne, dans une ville, il n'y a pas un torse féminin mutilé comme un marbre antique par la vitesse qui nous entraîne et le crépuscule qui le noie, qui ne tire sur notre cœur, à chaque coin de route, du fond de chaque boutique, les flèches de la Beauté, de la Beauté dont on serait parfois tenté de se demander si elle est en ce monde autre chose que la partie de complément qu'ajoute à une passante fragmentaire et fugitive notre imagination surexcitée par le regret."


suggestion : comparer ce texte à cet autre : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/04/barrie-imagination.html



vendredi 12 mars 2021

Chesterton (fini / infini)

Chesterton, Philosophie des îles, in Le Paradoxe ambulant Actes-sud p. 235 :
"Les anciens mystiques parlaient, avec une provocation voulue, d'une existence ou d'un bonheur sans fin, tout comme ils auraient pu parler d'un oiseau sans ailes ou d'une mer sans eau. En ceci ils avaient philosophiquement raison, bien davantage que le monde ne voudrait l'admettre aujourd'hui, parce que tout devient plus paradoxal à mesure que l'on approche de la vérité fondamentale. Mais pour toutes les fins humaines tenant de l'imagination ou de l'art, rien n'est pire que de dire d'une œuvre de beauté qu'elle est infinie ; car être infini c'est être informe, et être informe c'est être pire que difforme. Nul homme ne désire d'une chose qu'il croit divine qu'elle soit, dans ce sens terrestre, infinie. Personne n'aimerait vraiment qu'une chanson dure éternellement, ni qu'un service religieux dure éternellement, ni même qu'un verre de bonne bière dure éternellement. Et c'est certainement la raison pour laquelle les hommes ont suivi, vers l'idée de sainteté, cette voie-là ; la raison pour laquelle ils l'ont enfermée dans des espaces particuliers, limitée à des jours particuliers, qu'ils ont voué un culte à une statue en ivoire, voué un culte à un caillou. Ils ont désiré lui donner les qualités chevaleresques et la dignité d'une définition, ils ont désiré la sauver de la dégradation de l'infini. Voilà la grande faiblesse de tous les idéaux conquérants et impériaux de la nationalité. Personne ne peut aimer son pays avec l'affection particulière qui convient à ce rapport s'il pense que c'est une chose indéterminée dans sa nature, qui grandit la nuit, à laquelle il manque la tension et l'émotion d'une frontière. Tout changea pour les citoyens romains dès lors qu'il devint possible à un riche Parthe ou à un riche Carthaginois de devenir citoyen romain d'un simple geste de la main. Nul homme ne veut que la chose qu'il aime grandisse, parce qu'il ne veut pas qu'elle change."

revoir éventuellement
Chesterton (limites ; 2 textes)
https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/05/chesterton-marionnettes.html


Chesterton, The philosophy of islands :
The old mystics spoke of an existence without end or a happiness without end, with a deliberate defiance, as they might have spoken of a bird without wings or a sea without water.  And in this they were right philosophically, far more right than the world would now admit because all things grow more paradoxical as we approach the central truth. But for all human imaginative or artistic purposes nothing worse could be said of a work of beauty than that it is infinite; for to be infinite is to be shapeless, and to be shapeless is to be something more than mis-shapen. No man really wishes a thing which he believes to be divine to be in this earthly sense infinite.  No one would really like a song to last for ever, or a religious service to last for ever, or even a glass of good ale to last for ever. And this is surely the reason that men have pursued towards the idea of holiness, the course that they have pursued; that they have marked it out in particular spaces, limited it to particular days, worshipped an ivory statue, worshipped a lump of stone.  They have desired to give to it the chivalry and dignity of definition, they have desired to save it from the degradation of infinity.  This is the real weakness of all imperial or conquering ideals in nationality.  No one can love his country with the particular affection which is appropriate to the relation, if he thinks it is a thing in its nature indeterminate, something which is growing in the night, something which lacks the tense excitement of a boundary.  No Roman citizen could feel the same when once it became possible for a rich Parthian or a rich Carthaginian to become a Roman citizen by waving his hand.  No man wishes the thing he loves to grow, for he does not wish it to alter.  No man would be pleased if he came home in the evening from work and found his wife eight feet high. 

 

 

jeudi 11 mars 2021

Bouvier (sacrifices)

 Bouvier, Chronique japonaise, L'île sans mémoire, Gallimard, coll. Quarto p. 650-651 : 

"De temps à autre, la conversation - un feu roulant d'obscénités robustes - s'interrompt et chacun se précipite aux fenêtres parce qu'on peut voir dans le marais une grue lisser son plastron, un oiseau d'une élégance et d'une blancheur indicibles posé au milieu des roseaux comme un vase Ming. Apercevoir une grue c'est mille ans de bonheur. Une tortue, dix mille. Quant aux poissons, les rapports ne sont pas si mauvais qu'on le suppose : tous les trois ans, ces colporteurs qui ne se font pas cent francs au mois rendent visite à un temple bouddhique, touchent du front la natte, remettent au bonze dans une enveloppe pliée selon les règles un peu de leur peu d'argent et font célébrer un office pour le repos de ce fretin massacré qui les a fait vivre. Le vieux Mikimoto en faisait autant pour les huîtres perlières auxquelles il devait sa fortune, et, dans les temples de Kyoto, on célèbre chaque année un service pour les aiguilles cassées par les couturières ou pour les blaireaux qui ont donné leurs poils aux pinceaux des calligraphes. Saint Paul dit : 'Dieu se soucie-t-il des boeufs ?' Mais les Japonais vivent dans un monde uni où l'on se soucie même des moules... après les avoir mangées, il est vrai."


mercredi 10 mars 2021

Fragonard / Saint-Victor (esquisse, érotisme)

 Saint-Victor (Paul de), in Beaux-Arts 19 X 1860, n.p., cité par Rosenberg, Fragonard Tout l'œuvre peint p. 6 col. 2 :

"Fragonard est le poète de la peinture érotique : il échappe à l'indécence du genre par la rapidité de l'exécution. L'art doit courir sur ces charbons ardents ; une légère ivresse peut seule excuser les licences et les orgies du pinceau. L'esquisse est leur pudeur et leur idéal : l'indécence commence avec le fini. On excuse une fantaisie libertine spirituellement ébauchée : une gravelure blaireautée* est impardonnable. C'est le puritas impuritatis** dont parle un ancien. Aussi je préfère de beaucoup les frottis galants  de Fragonard à son célèbre tableau de L'Escarpolette. Ici, tout est accentué, noté, souligné... Il ne sied pas à un conte libre d'être si nettement écrit."


* fignolée au minuscule pinceau de poil de blaireau

** pureté de l'impureté (Juste Lipse - qui n'est guère Ancien, v 1600)



Escarpolette :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Hasards_heureux_de_l%27escarpolette#/media/Fichier:Fragonard,_The_Swing.jpg


Illustration d'un conte libertin de La Fontaine :

http://www.la-fontaine-ch-thierry.net/fragonard/servante.jpg


 


mardi 9 mars 2021

Ozouf (roman et histoire)

 Ozouf, Récit des romanciers, récit des historiens (Le Débat 2011) : 

"Toute la question, en définitive, se ramène à celle-ci : qu’est-ce qui distingue la croyance prêtée à une narration historique de la croyance prêtée à une narration romanesque ? En quoi le pacte de lecture change-t-il en passant de l’une à l’autre ? Il me semble, et cela peut paraître un paradoxe, que la croyance dans ce que dit l’historien est à la fois forte et conditionnelle : forte, en ce que nous ne doutons nullement de la prise de la Bastille ou du sacre de Napoléon ; conditionnelle cependant, comme mise en attente, car nous savons que cette connaissance peut être nuancée, complétée, enrichie, possiblement contestée aussi, par une autre narration historique, tant il est vrai que toute histoire est révisionniste. À l’inverse, la croyance dans la narration romanesque est à la fois faible, et inconditionnelle: faible parce que nous ne jurerions pas que Jean Valjean ait pu léviter, Cosette dans les bras, pour franchir la muraille du petit Picpus ; mais inconditionnelle, car, une fois accordée, elle ne peut être ni infirmée ni même corrigée par une autre narration. La vision que Stendhal nous donne de la guerre à travers l’errance hébétée de Fabrice sur le champ de bataille ne saurait être complétée ni redressée par celle de Hugo ou de Tolstoï. Chacun des récits est à prendre ou à laisser. Le pacte entre le romancier et son lecteur n’est pas identique à celui que passent l’historien et son lecteur. 

Il y a une autre manière de le dire. La foi que l’on met dans le roman est une foi très particulière, où l’on croit sans croire tout à fait, où se glisse un trouble délicieux entre la fiction et la réalité. On peut le vérifier sur la lecture adolescente. Quand nous lisons, à quinze ans, les grands romans, Guerre et Paix, ou Oliver Twist, nous faisons l’apprentissage de ce que sont la passion, la déception, la cruauté, la jalousie, le délaissement, l’abandon, le vieillissement, la mort ; nous ne contestons pas cet enseignement (notre croyance est inconditionnelle) ; mais nous le vivons sans le vivre, nous n’en souffrons pas trop, nous n’y laissons pas trop de plumes (notre croyance est faible). C’est une expérimentation imaginaire, une répétition générale de ce que la vie nous réserve, mais tenue à distance, et fort instructive en cela."


lundi 8 mars 2021

Balzac + Maupassant + Rilke (musique)


Balzac, La Duchesse de Langeais p. 47 : 

"La musique, même celle du théâtre, n'est-elle pas, pour les âmes tendres et poétiques, pour les coeurs souffrants et blessés, un texte qu'ils développent au gré de leurs souvenirs ? S'il faut un coeur de poète pour faire un musicien, ne faut-il pas de la poésie et de l'amour pour écouter, pour comprendre les grandes oeuvres musicales ?"


Maupassant, Mont-Oriol I, V, 119 : 

"Aimez-vous la musique, Madame ? 

- Beaucoup. 

- Moi, elle me ravage. Quand j'écoute une oeuvre que j'aime, il me semble d'abord que les premiers sons détachent ma peau de ma chair, la fondent, la dissolvent, la font disparaître et me laissent, comme un écorché vif, sous toutes les attaques des instruments. Et c'est en effet sur mes nerfs que joue l'orchestre, sur mes nerfs à nu, frémissants, qui tressaillent à chaque note. Je l'entends, la musique, non pas seulement avec mes oreilles, mais avec toute la sensibilité de mon corps, vibrant des pieds à la tête. Rien ne me procure un pareil plaisir, ou plutôt un pareil bonheur." 

Elle souriait et dit : 

"Vous sentez vivement. 

- Parbleu ! A quoi servirait de vivre si on ne sentait pas vivement ? Je n'envie pas les gens qui ont sur le coeur une carapace de tortue ou un cuir d'hippopotame. Ceux-là seuls sont heureux qui souffrent par leurs sensations, qui les reçoivent comme des chocs et les savourent comme des friandises. Car il faut raisonner toutes nos émotions, heureuses ou tristes, s'en rassasier, s'en griser jusqu'au bonheur le plus aigu ou jusqu'à la détresse la plus douloureuse." 


Rilke, lettre à Magda von Hattinberg 13 fév. 1914 dans la soirée, Correspondance, Seuil p. 288-289 : 

"Mais quand la musique parle, ce n'est pas à nous qu'elle parle. L'œuvre d'art accomplie n'est reliée à nous qu'en ceci qu'elle nous surpasse. Le poème pénètre du dedans, d'un côté toujours détourné de nous, dans le langage, il le remplit merveilleusement, jusqu'au bord - , mais, dès lors, ne se soucie plus jamais de nous atteindre. Les couleurs se déposent dans le tableau, mais s'y trouvent entretissées comme la pluie et le paysage ; et le sculpteur ne fait que montrer à sa pierre la plus admirable façon de se fermer. La musique, elle, est sans doute une réalité plus proche, elle coule vers nous qui sommes sur sa route, et nous traverse. Elle est presque une forme plus haute de l'air dont nous remplirions les poumons de l'esprit, elle enrichit notre sang intérieur. Mais que ne lance-t-elle pas au-delà de nous ! Que ne fait-elle pas passer à côté de nous ! que ne porte-t-elle pas à travers nous, que nous ne pouvons saisir ! Que nous ne pouvons saisir, hélas, que nous perdons. "


dimanche 7 mars 2021

Baudelaire (haschisch)

 Baudelaire, Paradis artificiels, Pléiade 1 p. 419-420 : 

« Il arrive quelquefois que la personnalité disparaît et que l'objectivité, qui est le propre des poètes panthéistes, se développe en vous si anormalement que la contemplation des objets extérieurs vous fait oublier votre propre existence, et que vous vous confondez bientôt avec eux. [...] Votre œil se fixe sur un arbre harmonieux, courbé par le vent ; dans quelques secondes, ce qui ne serait dans le cerveau d'un poète qu'une comparaison fort naturelle deviendra dans le vôtre une réalité. Vous prêtez d'abord à l'arbre votre passion, votre désir ou votre mélancolie ; ses gémissements et ses oscillations deviennent les vôtres, et bientôt vous êtes l'arbre. De même, l'oiseau qui plane au fond de l'azur représente d'abord l'immortelle envie de planer au-dessus des choses humaines ; mais déjà vous êtes l'oiseau lui-même. Je vous suppose assis et fumant. Votre attention se reposera un peu trop longtemps sur les nuages bleuâtres qui s’exhalent de votre pipe. L’idée d’une évaporation, lente, successive, éternelle, s’emparera de votre esprit, et vous appliquerez bientôt cette idée à vos propres pensées, à votre matière pensante. Par une équivoque singulière, par une espèce de transposition ou de quiproquo intellectuel, vous vous sentirez vous évaporant, et vous attribuerez à votre pipe (dans laquelle vous vous sentez accroupi et ramassé comme le tabac) l’étrange faculté de vous fumer. [...] On dirait qu’on vit plusieurs vies d’homme en l’espace d’une heure. N’êtes-vous pas alors semblable à un roman fantastique qui serait vivant au lieu d’être écrit ? »