mardi 9 mars 2021

Ozouf (roman et histoire)

 Ozouf, Récit des romanciers, récit des historiens (Le Débat 2011) : 

"Toute la question, en définitive, se ramène à celle-ci : qu’est-ce qui distingue la croyance prêtée à une narration historique de la croyance prêtée à une narration romanesque ? En quoi le pacte de lecture change-t-il en passant de l’une à l’autre ? Il me semble, et cela peut paraître un paradoxe, que la croyance dans ce que dit l’historien est à la fois forte et conditionnelle : forte, en ce que nous ne doutons nullement de la prise de la Bastille ou du sacre de Napoléon ; conditionnelle cependant, comme mise en attente, car nous savons que cette connaissance peut être nuancée, complétée, enrichie, possiblement contestée aussi, par une autre narration historique, tant il est vrai que toute histoire est révisionniste. À l’inverse, la croyance dans la narration romanesque est à la fois faible, et inconditionnelle: faible parce que nous ne jurerions pas que Jean Valjean ait pu léviter, Cosette dans les bras, pour franchir la muraille du petit Picpus ; mais inconditionnelle, car, une fois accordée, elle ne peut être ni infirmée ni même corrigée par une autre narration. La vision que Stendhal nous donne de la guerre à travers l’errance hébétée de Fabrice sur le champ de bataille ne saurait être complétée ni redressée par celle de Hugo ou de Tolstoï. Chacun des récits est à prendre ou à laisser. Le pacte entre le romancier et son lecteur n’est pas identique à celui que passent l’historien et son lecteur. 

Il y a une autre manière de le dire. La foi que l’on met dans le roman est une foi très particulière, où l’on croit sans croire tout à fait, où se glisse un trouble délicieux entre la fiction et la réalité. On peut le vérifier sur la lecture adolescente. Quand nous lisons, à quinze ans, les grands romans, Guerre et Paix, ou Oliver Twist, nous faisons l’apprentissage de ce que sont la passion, la déception, la cruauté, la jalousie, le délaissement, l’abandon, le vieillissement, la mort ; nous ne contestons pas cet enseignement (notre croyance est inconditionnelle) ; mais nous le vivons sans le vivre, nous n’en souffrons pas trop, nous n’y laissons pas trop de plumes (notre croyance est faible). C’est une expérimentation imaginaire, une répétition générale de ce que la vie nous réserve, mais tenue à distance, et fort instructive en cela."