samedi 15 juin 2024

Romains (endormissement)

Romains (Jules), Mort de quelqu'un Livre de Poche, p. 81-82 :

"Le vieillard, tassé dans le coin du wagon, s'obligeait à garder les paupières closes, pour dormir ; rien ne fut changé d'abord ; les pensées restaient à leur place, ou défilaient comme tantôt ; il était toujours dans le compartiment, qu'il voyait aussi net qu'avec ses yeux, et dont il sentait les hommes, un à un. Puis le souvenir du chemin dans le village passa, reparut, surgit plusieurs fois sans être appelé. Ce n'était plus le chemin entier, mais le coude où se dressait la croix aux bavures de chaux. La croix s'agrandit, supprima le chemin, s'entoura d'une chapelle ; tout devint une place de marché avec des paysannes assises ; des vaches échappées galopaient, devant une troupe battant de ses tambours. Le compartiment s'écartait, repoussé par les visions ; il entourait encore le vieillard, mais de loin, d'un enveloppement lâché et déchiré. La maison, là-bas, laissait s'approfondir la blessure quotidienne de la nuit, et abandonnait lentement les hommes à leur sommeil." 


jeudi 13 juin 2024

Goncourt (description de personnes)

… au hasard, quelques écahantillons de "descriptions" de personnes par touches non-raccordées, personnes traitées comme des éclairs juxtaposés de choses, d'où résulte une remarquable sensation de vie. 


J1-904 : 

"Les jupes se retroussent, les bras se détendent, les jambes partent."

J1-923 :

"Il y a devant nous des épaules, des chignons de ces cheveux qui se tordent à la nuque et sous le peigne comme dans une main, des dos lisses, des diamants, un peigne treillagé d’or, une branche de fleurs blanches jetées sur le côté d’une tête."

J1-1088 :

"Au-dessous d’un petit chapeau rond, un diadème de plumes de paon, où le vert bleu se mélange avec l’or vert-de-grisé, au-dessous de cet arc-en-ciel de plumage, une tête de jolie blonde cruelle à la diaphanéité rosée ; avec une cravate de dentelle lâchement attachée au cou et sur les épaules, un vestinquin blanc aux soutaches bleues. C’est Mlle Descamps la fille du peintre…"

J1-1200 : 

"À la porte du petit salon de la princesse, une forme de femme blanche, en camisole et en jupon court. Un cri. Des chiens qui jappent. C’est la princesse en déshabillé, qui se sauve avec deux femmes en noir."

Canetti (chameaux)

Canetti, Les Voix de Marrakech [1967] trad. Ponthier [1980] Livre de Poche p. 11-12 :

"[…] Je distinguai dans l'ombre une nombreuse caravane de méhara. La plupart étaient baraqués, d'autres étaient encore debout. Des hommes enturbannés allaient et venaient parmi eux, affairés mais cependant tranquilles. C'était une image de paix dans le crépuscule. La couleur des chameaux se confondait avec celle de la muraille. 

Nous descendîmes de voiture et nous nous mêlames aux animaux. Une bonne douzaine d'entre eux étaient baraqués en cercle autour d'une montagne de fourrage. Ils allongeaient le cou, attiraient le foin dans leur bouche puis, rejetant la tête en arrière, ils le mâchaient paisiblement. Nous les examinions attentivement, et voilà que nous leur découvrions des visages. Ils se ressemblaaient tous, mais ils étaient néanmoins tous extrêmement différents. Ils rappelaient une assemblée de très dignes vieilles dames anglaises en train de prendre le thé, s'ennuyant ferme mais avec tout de même, au coin de l'œil, une lueur de méchanceté mal dissimulée. 

'On dirait vraiment ma tante', dit mon ami anglais auquel j'avais, avec tact, fait remarquer l'analogie avec ses compatriotes et nous retrouvâmes bientôt d'autres connaissances."


mercredi 12 juin 2024

Giono (monstres)

Giono, entretien avec Jean Amrouche, 1948 : 

"Je lis les livres de Gisévius sur Hitler. L'hitlérisme a un mérite. Il a lâché sur le monde des monstres de cruauté. Et on a pu s'apercevoir que ces monstres n'étaient pas exotiques, ni même allemands, mais qu'ils étaient aussi de notre pays, de notre village, de notre rue et même de notre maison. Tel le petit coiffeur bien gentil, qui vous demandait s'il ne vous faisait pas mal avant de poser le rasoir sur votre joue, a tué et torturé de ses mains Mlle X en plein bois — parce qu'elle parlait allemand (elle était secrétaire de mairie et alsacienne). Cet électricien qui m'écoute polimenl quand je lui dis de changer les commutateurs, il a éventré trois hommes et il a patouillé à mains nues dans leurs entrailles Celui-là a ouvert le ventre de Mad. Y et a obligé le fils à chercher le petit boche dans le ventre de sa mère. Il est cafetier et vous sert des bocks. Il y a cent et plus hommes et femmes (rien qu'à M.) qui ont tué avec plaisir, torturé avec joie, et à qui on a vu les mains rouges, et qu'on a entendus la bouche pleine d'ordures. Et c'étaient des antihitlériens. Mais hitlériens ou anti, là n'est pas la question. Le grand mérite, c'est qu'on a bu le fond de notre turpitude et que je ne crois plus au coiffeur, à l'électricien, au cafetier, et à cette jeune file qui rougit (et est très belle) Je ne crois même plus à moi. (Voilà pourquoi Un roi sans divertissement)."


mardi 11 juin 2024

Céline (pensée)

Céline, à Jean Thomas, juillet 1921, in Lettres, Pléiade p. 252 : 

"L'idée fixe domine le névropathe – surtout l'intellectuel. La pensée est un poison – L'analyse personnelle, toujours stérile, est nocive – Il faut cesser de se penser, et de se repenser sans cesse. Il faut vivre, vivre simplement. Le bonheur est inconscient, c'est pour avoir essayé d'introduire l'intelligence dans ce domaine qu'on devient neurasthénique. Croyez-moi. Laissez au corps le soin de veiller sur lui-même, ne l'affaiblissez pas par des analyses de phénomènes incompréhensibles par essence. La vie est plus simple qu'on ne croit. Elle consiste à jouir simplement. Tout ce qu'on essaye de légaliser dans ce sens est faux et malsain. Subir simplement l'entraînement des instincts primitifs est la meilleure thérapeutique nerveuse. Mais nous en sommes arrivés à raisonner le sommeil, la faim, l'amour, les sens, toutes autant d'activités que nous ne devons point comprendre. Alors l'instinct, traqué par la pensée (ambitieuse mais ridicule) se retire, s'affaiblit et nous avons une grave faillite animale.

[…] Ne pensez pas – vous avez une plaie dans le cerveau, ne la grattez pas avec vos raisons malhabiles. […] Il faut détruire l'autoanalyse. […] Notre activité doit être inconsciente pour être heureuse. […] Il y a un malentendu constant entre le névropathe et sa guérison, c'est l'idée fixe."


lundi 10 juin 2024

Voiture (préciosité)

Voiture, La belle Matineuse (1635) :


Des portes du matin l'Amante de Céphale,

Ses roses épandait dans le milieu des airs,

Et jetait sur les cieux nouvellement ouverts

Ces traits d'or et d'azur qu'en naissant elle étale,


Quand la Nymphe divine, à mon repos fatale,

Apparut, et brilla de tant d'attraits divers,

Qu'il semblait qu'elle seule éclairait l'Univers

Et remplissait de feux la rive Orientale.


Le Soleil se hâtant pour la gloire des Cieux

Vint opposer sa flamme à l'éclat de ses yeux,

Et prit tous les rayons dont l'Olympe se dore.


L'Onde, la terre et l'air s'allumaient alentour :

Mais auprès de Philis on le prit pour l'Aurore,

Et l'on crut que Philis était l'astre du jour.


Rappel : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2024/02/voiture-stances.html


dimanche 9 juin 2024

Goncourt (création 3)

Goncourt, Journal  13 juillet 1862, éd. Bouquins t. 1 p. 834 : 


rappel : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2023/10/goncourt-creation.html

et

https://lelectionnaire.blogspot.com/2024/04/goncourt-creation.html


"La peine, le supplice, la torture de la vie littéraire : c’est l’enfantement. Concevoir, créer : il y a dans ces deux mots pour l’homme de lettres un monde d’efforts douloureux et d’angoisses. De ce rien, de cet embryon rudimentaire qui est la première idée d’un livre, faire sortir le punctum saliens, tirer un à un de sa tête les incidents d’une fabulation, les lignes des caractères, l’intrigue, le dénouement : la vie de tout ce petit monde animé de vous-même, jailli de vos entrailles et qui fait un roman. Quel travail ! C’est comme une feuille de papier blanc qu’on aurait dans la tête, et sur laquelle la pensée, non encore formée, griffonnerait de l’écriture vague et illisible… Et les lassitudes mornes, et les désespoirs infinis, et les hontes de soi-même de se sentir impuissant dans son ambition de création. On tourne, on retourne sa cervelle, elle sonne creux. On se tâte, on passe la main sur quelque chose de mort qui est votre imagination… On se dit qu’on ne peut rien faire, qu’on ne fera plus rien. Il semble qu’on soit vidé. 

L’idée est pourtant là, attirante et insaisissable, comme une belle et méchante fée dans un nuage. On remet sa pensée à coups de fouet sur la piste ; on recherche l’insomnie pour avoir les bonnes fortunes des fièvres de la nuit ; on tend à les rompre sur une concentration unique toutes les cordes de son cerveau. Quelque chose vous apparaît un moment, puis s’enfuit, et vous retombez plus las que d’un assaut qui vous a brisé… Oh ! tâtonner ainsi, dans la nuit de l’imagination, l’âme d’un livre, et ne rien trouver, ronger ses heures à tourner autour, descendre en soi et n’en rien rapporter, se trouver entre le dernier livre qu’on a mis au monde, dont le cordon est coupé, qui ne vous est plus rien, et le livre auquel vous ne pouvez donner le sang et la chair, être en gestation du néant : ce sont les jours horribles de l’homme de pensée et d’imagination."