samedi 14 mars 2020

Aymé (dimanche)


Aymé, La Jument verte, chap. XI : 
« […] Le dimanche était jour de trêve dans la maison d’Honoré comme sur toute la campagne, une grande syncope des habitudes de la vie quotidienne. La plaine des labours et des prés perdait pour un jour une certaine unité de vie que les hommes au travail, les appels aux bêtes, le murmure de l’effort, l’arroi des attelages lui prêtaient dans la semaine. Quand Honoré poussait la charrue dans son champ, il n’avait qu’à lever la tête pour voir, labourant, les autres hommes du village, qui multipliaient son image jusqu’au loin, et il éprouvait un sentiment de sécurité à être ainsi associé dans le grand effort de la terre. Le dimanche, la vie se disloquait ; les habitants regardaient la plaine de l’intérieur des maisons et n’y voyaient plus que leurs propriétés, leurs prés clos. Le jour du Seigneur était le jour du propriétaire, et ceux qui n’avaient rien n’en menaient pas large ; un jour de comptabilité où l’on était toujours un peu effrayé des dépenses qu’on avait faites ; jour d’avarice et de retraite où l’on n’avait envie de donner ni à l’amour ni à l’amitié. Il y avait aussi les habits du dimanche qui ne mettaient pas à l’aise pour faire l’amour ou pour en parler. Chacun mourait un peu du lourd désespoir dominical qui menaçait la campagne vide. »

vendredi 13 mars 2020

Aymé (accueil)


Aymé, La Jument verte, chap. VII : 
« […] Quand la voiture tournait pour entrer dans la cour, tout le monde sortait de la maison, souriant et s’écriant : « Les voilà ! » Le vétérinaire (habituellement, il conduisait sa voiture) arrêtait son cheval et répondait de sa petite voix d’empêché : « Oui, nous voilà », et, le premier, sautait à bas de son siège pour aider sa femme à descendre.
— Oui, nous voilà, confirmait-il.
— Allons, disait Honoré, je vois que vous voilà.
Alors commençaient les effusions ; les baisers claquaient sur les joues des cousins, se multipliaient par les joues des tantes et des oncles, s’additionnaient, et faisaient quarante-huit.
 — Ces mignons !
— Vous avez eu le grand chaud ?
— Je ne l’avais pas embrassé.
— Tu ne m’as pas embrassé.
— Tu as embrassé ton oncle ?
— Noiraud ! mon beau chien !
— Comme ils grandissent !
— On a perdu cinq minutes au passage à niveau.
— Allez coucher, charogne ! C’est qu’il vous dévorerait bien les habits.
— Il y a tellement de voitures sur les routes à présent.
— Il va vous salir avec ses mains sales.
— Laissez donc…
— Un cheval est si vite emballé.
— Douze ans, vous verrez qu’il dépassera Antoine.
On jubilait dix minutes pleines, on allongeait un coup de pied à Noiraud, une claque à Gustave, et Alexis dételait le cheval avec des précautions respectueuses pour le harnais de luxe qui faisait tant d’honneur à la famille. Les belles-sœurs entraient dans la maison, et le vétérinaire, parce qu’il était vétérinaire, disait à Honoré :
— Maintenant, allons voir les bêtes. »

jeudi 12 mars 2020

Bost (Pierre) (peinture)


Bost (Pierre), Monsieur Ladmiral va bientôt mourir, Gallimard, L’imaginaire p. 22-25 : 
« J’ai eu un tort, disait-il, c'est de manquer de courage. Mais à part ça, ce n'est pas tout à fait ma faute si je n'ai pas fait de meilleure peinture. Que voulez-vous ? J'ai peint comme on peignait de mon temps ; comme on m'avait appris à peindre. Je croyais à mes maîtres, on nous avait tellement seriné la tradition, les règles, les ancêtres, la fidélité, et que la vraie liberté suppose d'abord l'obéissance ; et que la vraie personnalité se trouve dans la discipline ; et tout le reste. Moi, j'y ai cru, je trouvais ça bien. Et puis, à mesure que j'apprenais, que j'imitais, que j'écoutais, comme j'étais très doué, le métier entrait, et je me suis aperçu un beau jour qu'il avait pris toute la place. Cette fameuse originalité, qui doit récompenser à la fin celui qui a su d'abord se plier aux règles, je ne la voyais toujours pas venir. J'étais tombé dans le piège, quoi ! Ou alors, je la voyais bien, l'originalité, mais chez les autres, et ça, c'était le plus décourageant ; je me rappelle très bien tous ces remous autour des peintres, comment dire ?... de l'autre bord, qui ne voulaient rien faire comme tout le monde, qui essayaient d'inventer du nouveau, si on veut ; en tout cas, du pas comme les autres... 
[…] Je me disais que si ces gens-là avaient trouvé leur personnalité – ça, on ne pouvait pas dire le contraire – ça m'avançait bien, moi ! S'il fallait me mettre à imiter l'originalité des autres, ça ne me donnerait toujours pas la mienne. Alors, autant valait continuer à suivre mes maîtres et mes habitudes, puisque j'avais commencé. C'est dommage, ça m'aurait intéressé… »

mercredi 11 mars 2020

Viollet-Le-Duc (forme)


Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné d'architecture, § Style : 
« Si la forme indique nettement l'objet et fait comprendre à quelle fin cet objet est produit, cette forme est belle, et c'est pourquoi les créations de la nature sont toujours belles pour l'observateur. Nous trouverons du style dans le mécanisme des ailes de l'oiseau de proie, comme nous en trouverons dans les courbures du corps du poisson, parce qu'il ressort clairement de ce mécanisme et de ces courbes si bien tracées que l'un vole et l'autre nage. Il ne nous importe guère, après cela, que l'on vienne nous dire que l'oiseau a des ailes pour voler, ou qu'il vole parce qu'il a des ailes. Il vole, et ses ailes sont une machine lui permettant de voler. La machine est l'expression exacte de la fonction qu'elle remplit ; nous autres artistes, nous n'avons pas besoin d'aller plus loin. »

mardi 10 mars 2020

Walser (R.) (neige)


Walser, Le Commis [Der Gehülfe] trad. B. Lortholary, p. 233 :
« Les environs eux-mêmes semblaient à leur façon se réjouir de l'approche de cette belle fête. Ils se laissaient tranquillement et confortablement recouvrir de la neige qui tombait dru et tendaient en somme leur grande et large, vieille et vaste main si silencieusement pour recevoir ce qui dégringolait là, que tout le monde disait presque : « Voyez ! Cela devient blanc, ça blanchit dans le monde. C'est bien, car c'est ce qui convient pour Noël. »
Bientôt d'ailleurs tout le pays du lac et de la montagne fut couvert d'un voile de neige, épais et solide. Les têtes à l'imagination prompte entendaient déjà les grelots des traîneaux filant sur la neige, quoiqu'il n'en circulât encore aucun. Les tables de Noël étaient déjà dressées, car le pays tout entier ressemblait à une table de Noël proprement recouverte d'une nappe blanche. Et le silence ouaté et la chaleur d'un tel paysage ! On n'entendait qu'à moitié tous les bruits, comme si les marteaux des mécaniciens, les solives des charpentiers, les bielles des usines et les sifflements perçants des locomotives avaient été enveloppés d'ouate ou de chiffons de laine. On ne voyait que ce qui était le plus proche, ce qu'on pouvait mesurer en dix pas ; le lointain était une impénétrable neigeure et un studieux camaïeu de gris et de blancs. Les hommes aussi arrivaient blancs en marchant à pas lourds et, sur cinq personnes, on en voyait toujours une qui tapait ses vêtements pour en faire tomber la neige. Il régnait là dehors une telle paix que malgré soi l'on ne pouvait que supposer que toutes les affaires du monde étaient apaisées et réglées et calmées.

« Die umliegende Gegend selber schien sich ja sogar in ihrer Art auf das schöne Fest zu freuen. Sie ließ sich ruhig und wohlig mit dicht herabfallendem Schnee bedecken und hielt so still gleichsam die große, breite, alte und weite Hand dar, um aufzunehmen, was da fleißig herunterstürzte, daß alle Menschen beinahe sagten : « Seht ! Es wird weiß, es weißelt in der Welt. Das ist recht, denn das schickt sich für Weihnachten.
Bald lag auch das ganze See- und Bergland in einem dicken, festen Schneeschleier. Die rasch sich etwas einbildenden Köpfe hörten schon das Klingeln von schnell dahinfahrenden Schlitten, obschon noch gar keine herumfuhren. Die Weihnachtstische waren auch schon gedeckt, denn das ganze Land glich einem säuberlich weiß überzogenen Weihnachtstisch. Und die Stille und Gedämpftheit und Wärme solch einer Landschaft ! Man hörte alle Geräusche nur halb, als ob die Schlosser ihre Hämmer, und die Zimmerleute ihre Balken, und die Fabrikräder ihre Schaufeln, und die Lokomotiven ihre schrillen Pfiffe mit Watte oder mit wollenen Tüchern eingewickelt hätten. Man sah nur das Nächste, das, was man mit zehn Schritten abmessen konnte, die Ferne war ein undurchdringliches Geschneie und ein fleißiges Übermalen mit grauer und weißer Farbe. Auch die Menschen kamen weiß dahergestampft, und man konnte unter fünf Menschen immer einen sehen, der sich den Schnee von den Kleidern abschüttelte. Es war ein Friede da draußen, daß man unwillkürlich alle Weltdinge als befriedigt und erledigt und beruhigt annehmen mußte. »


Whitman (mer)


Whitman, Journal, traduction Balzagette p. 96 : 
« L'attrait, la fascination de la mer et de ses bords ! Comme vous retiennent leur simplicité, leur vide même ! Qu'y a-t-il en nous qu'éveillent ces indications claires ou détournées ? cette immensité de vagues et de grève blanc-gris, saline, monotone, vide de sens - une si totale absence d'art, de littérature, de bavardage, d'élégance - si indiciblement réconfortante, même par ce jour d'hiver, farouche, et pourtant d'expression si délicate, si spirituelle, touchant des profondeurs impalpables d'émotion plus subtile que tous les poèmes, tous les tableaux, toute la musique que j'aie lus, vus, entendus, de ma vie. (Soyons justes, pourtant : c'est peut-être parce que j'ai lu ces poèmes et entendu cette musique.). »
 « The attractions, fascinations there are in sea and shore! How one dwells on their simplicity, even vacuity! What is it in us, arous’d by those indirections and directions? That spread of waves and gray-white beach, salt, monotonous, senseless—such an entire absence of art, books, talk, elegance—so indescribably comforting, even this winter day—grim, yet so delicate-looking, so spiritual—striking emotional, impalpable depths, subtler than all the poems, paintings, music, I have ever read, seen, heard. (Yet let me be fair, perhaps it is because I have read those poems and heard that music.). »  

dimanche 8 mars 2020

Baudelaire, J. Renard, Nabokov (cygne)


Baudelaire, Le Cygne [extr.] : 
Là je vis, un matin, à l'heure où sous les cieux
Froids et clairs le travail s'éveille, où la voirie
Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux,

Un cygne qui s'était évadé de sa cage,
Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,
Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.
Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec

Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,
Et disait, le coeur plein de son beau lac natal :
" Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu, foudre ? " 

Renard (Jules), Histoires Naturelles, Le Cygne : 
« Il glisse sur le bassin, comme un traîneau blanc, de nuage en nuage. Car il n'a faim que des nuages floconneux qu'il voit naître, bouger et se perdre dans l'eau. C'est l'un d'eux qu'il désire. Il le vise du bec et il plonge tout à coup son col vêtu de neige.
Puis, tel un bras de femme sort d'une manche, il le retire.
Il n'a rien.
Il regarde : les nuages effarouchés ont disparu.
Il ne reste qu'un instant désabusé, car les nuages tardent peu à revenir, et, là-bas, où meurent les ondulations de l'eau, en voici un qui se reforme.
Doucement, sur son léger coussin de plumes, le cygne rame et s'approche... 
Il s'épuise à pêcher de vains reflets, et peut-être qu'il mourra, victime de cette illusion, avant d'attraper un seul morceau de nuage.
Mais qu'est-ce que je dis ?
Chaque fois qu'il plonge, il fouille du bec la vase nourrissante et ramène un ver. 
Il engraisse comme une oie. »

Nabokov, Pluie de Pâques [1925, en russe], trad. Laure Troubetzkoï, Nouvelles, Quarto p. 251 :
« Une fois dans la rue, elle éclata en sanglots. Elle marchait, s’essuyant les yeux avec son foulard, chancelant et frappant le pavé de son parapluie de soie en forme de canne. Le ciel était vaste et tourmenté, avec une lune voilée et des nuages qui ressemblaient à des ruines. Devant le cinéma éclairé se reflétaient dans une flaque les pieds en canard et la tête frisée de Chaplin. Et tandis que Joséphine, sous les arbres bruissants et en pleurs, longeait le lac pareil à un mur de brouillard, elle vit soudain luire faiblement au bout d’un petit môle un fanal vert émeraude et quelque chose de blanc et de volumineux essayer de grimper dans un canot noir qui clapotait en contrebas… À travers ses larmes, elle distingua un vieux cygne très gros qui, avec la gaucherie d’une oie, gonflant ses plumes et battant des ailes, se hissait lourdement par-dessus bord ; le canot oscilla, des cercles verts coururent à la surface de l’eau noire et luisante qui se fondait dans le brouillard. »

« Once outside, she broke into sobs, and walked pressing her handkerchief to her eyes, swaying slightly, tapping her silken, canelike umbrella on the sidewalk. The sky was cavernous and trouble - the moon vague, the clouds like ruins. The angled feet of a curly-headed Chaplin were reflected in a puddle near a brightly lit cinema. And when Joséphine walked beneath the noisy, weeping trees beside the lake, which seemed like a wall of mist, she saw an emerald lantern glowing faintly at the edge of a small pier and something large and white clambering onto a black boat that bobbed below. She focused through her tears. An enormous old swan puffed itself up, flapped its wings, and suddenly, clumsy as a goose, waddled heavily onto the deck. The boat rocked ; green circles welled over the black, oily water that merged into fog. »