dimanche 8 mars 2020

Baudelaire, J. Renard, Nabokov (cygne)


Baudelaire, Le Cygne [extr.] : 
Là je vis, un matin, à l'heure où sous les cieux
Froids et clairs le travail s'éveille, où la voirie
Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux,

Un cygne qui s'était évadé de sa cage,
Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,
Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.
Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec

Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,
Et disait, le coeur plein de son beau lac natal :
" Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu, foudre ? " 

Renard (Jules), Histoires Naturelles, Le Cygne : 
« Il glisse sur le bassin, comme un traîneau blanc, de nuage en nuage. Car il n'a faim que des nuages floconneux qu'il voit naître, bouger et se perdre dans l'eau. C'est l'un d'eux qu'il désire. Il le vise du bec et il plonge tout à coup son col vêtu de neige.
Puis, tel un bras de femme sort d'une manche, il le retire.
Il n'a rien.
Il regarde : les nuages effarouchés ont disparu.
Il ne reste qu'un instant désabusé, car les nuages tardent peu à revenir, et, là-bas, où meurent les ondulations de l'eau, en voici un qui se reforme.
Doucement, sur son léger coussin de plumes, le cygne rame et s'approche... 
Il s'épuise à pêcher de vains reflets, et peut-être qu'il mourra, victime de cette illusion, avant d'attraper un seul morceau de nuage.
Mais qu'est-ce que je dis ?
Chaque fois qu'il plonge, il fouille du bec la vase nourrissante et ramène un ver. 
Il engraisse comme une oie. »

Nabokov, Pluie de Pâques [1925, en russe], trad. Laure Troubetzkoï, Nouvelles, Quarto p. 251 :
« Une fois dans la rue, elle éclata en sanglots. Elle marchait, s’essuyant les yeux avec son foulard, chancelant et frappant le pavé de son parapluie de soie en forme de canne. Le ciel était vaste et tourmenté, avec une lune voilée et des nuages qui ressemblaient à des ruines. Devant le cinéma éclairé se reflétaient dans une flaque les pieds en canard et la tête frisée de Chaplin. Et tandis que Joséphine, sous les arbres bruissants et en pleurs, longeait le lac pareil à un mur de brouillard, elle vit soudain luire faiblement au bout d’un petit môle un fanal vert émeraude et quelque chose de blanc et de volumineux essayer de grimper dans un canot noir qui clapotait en contrebas… À travers ses larmes, elle distingua un vieux cygne très gros qui, avec la gaucherie d’une oie, gonflant ses plumes et battant des ailes, se hissait lourdement par-dessus bord ; le canot oscilla, des cercles verts coururent à la surface de l’eau noire et luisante qui se fondait dans le brouillard. »

« Once outside, she broke into sobs, and walked pressing her handkerchief to her eyes, swaying slightly, tapping her silken, canelike umbrella on the sidewalk. The sky was cavernous and trouble - the moon vague, the clouds like ruins. The angled feet of a curly-headed Chaplin were reflected in a puddle near a brightly lit cinema. And when Joséphine walked beneath the noisy, weeping trees beside the lake, which seemed like a wall of mist, she saw an emerald lantern glowing faintly at the edge of a small pier and something large and white clambering onto a black boat that bobbed below. She focused through her tears. An enormous old swan puffed itself up, flapped its wings, and suddenly, clumsy as a goose, waddled heavily onto the deck. The boat rocked ; green circles welled over the black, oily water that merged into fog. »