samedi 29 août 2020

Shelley (poètes)


Shelley, Défense de la poésie :
« Non seulement [le poète] voit intensément le présent tel qu'il est, et découvre les lois selon lesquelles les choses présentes devraient être ordonnées, mais il voit également l'avenir dans le présent, et ses pensées sont les germes de la fleur et du fruit des temps derniers […]. Le grand secret de la morale est l'amour, cette saillie hors de nous-même, et notre identification à la beauté d'une pensée, d'une action, ou d'une personne qui n'est pas nous. Pour être vraiment bon, un homme doit imaginer avec force et étendue ; il doit se mettre à la place d'un autre, et de bien d'autres ; les peines et les plaisirs de ses semblables doivent devenir les siens. […] La poésie sauve du déclin les visitations de la divinité dans l'homme. […] Peut-être [les poètes] sont-ils eux-mêmes les plus sincèrement surpris par ses manifestations ; car c'est moins leur esprit que l'esprit de leur siècle. Les poètes sont les hiérophantes d'une inspiration imprévue ; les miroirs des ombres gigantesques que l'avenir projette sur le présent ; les mots qui expriment ce qu'ils ne comprennent pas ; les trompettes qui sonnent la bataille et ne sentent pas ce qu'elles inspirent ; l'influence qui n'est pas mue mais qui meut. Les poètes sont les législateurs non reconnus du monde. » 


A Defence of Poetry
 « […] For he not only beholds intensely the present as it is, and discovers those laws according to which present things ought to be ordered, but he beholds the future in the present, and his thoughts are the germs of the flower and the fruit of latest time. […] The great secret of morals is love; or a going out of our nature, and an identification of ourselves with the beautiful which exists in thought, action, or person, not our own. A man, to be greatly good, must imagine intensely and comprehensively; he must put himself in the place of another and of many others; the pains and pleasure of his species must become his own. […] Poetry redeems from decay the visitations of the divinity in man. […And they are themselves perhaps the most sincerely astonished at its manifestations; for it is less their spirit than the spirit of the age. Poets are the hierophants of an unapprehended inspiration; the mirrors of the gigantic shadows which futurity casts upon the present; the words which express what they understand not; the trumpets which sing to battle, and feel not what they inspire; the influence which is moved not, but moves. Poets are the unacknowledged legislators of the world. »

jeudi 27 août 2020

Stendhal (œdipien)


StendhalVie de Henry Brulard p. 556-557 : 
« Ma mère, Mme Henriette Gagnon, était une femme charmante, et j'étais amoureux de ma mère. [...] Je voulais couvrir ma mère de baisers et qu'il n'y eût pas de vêtements. Elle m'aimait à la passion et m'embrassait souvent, je lui rendais ses baisers avec un tel feu qu'elle était comme obligée de s'en aller. J'abhorrais mon père quand il venait interrompre nos baisers. Je voulais toujours les lui donner à la gorge. [...] j'étais aussi criminel que possible, j’aimais ses charmes avec fureur. [...] Un soir, comme par quelque hasard on m'avait mis coucher dans sa chambre par terre, sur un matelas, cette femme vive et légère comme une biche sauta par-dessus mon matelas pour atteindre plus vite à son lit. »


Goncourt (préjugés)


Goncourt, Journal 31 mai 1857 : 
« C'est prodigieux comme les 97 centièmes d'une population ont la bosse de la vénération et de la servitude pour les opinions de leurs père, grand-père, arrière-grand-père ! Et c'est vraiment admirable comme le collège jette dans la circulation du monde une foule de têtes moutonnières, qui ne se dégageront jamais par eux-mêmes et ne voudront jamais croire qu'un vivant puisse valoir un mort. C'est ce sentiment fétiche, irréfléchi, irraisonné, absurde, qui a quelque chose de religieux, contre lequel nous tous auteurs, petits ou grands, nous venons nous briser. Et cela, remarquez-le, existe chez les intelligences les plus grandement sceptiques : M. de Talleyrand croyait à Racine*. Il y aurait une jolie blague à faire, dans notre conte de fées, de ces espèces de mystères de la littérature, imposés à la foi des générations qui se condamnent à avoir encore des tragédies. »

* probablement : croyait à Racine comme modèle à suivre indéfiniment dans la tragédie (cf la dernière ligne du passage)

mercredi 26 août 2020

Diderot (expression)


Diderot, Essais sur la Peinture, 1766. Extrait du chapitre V : ‘paragraphe sur la composition, où j’espère que j’en parlerai’ éd. P. Vernière, p. 720-721 :
« L’expression exige une imagination forte, une verve brûlante, l’art de susciter des fantômes, de les animer, de les agrandir ; l’ordonnance, en poésie ainsi qu’en peinture, suppose un certain tempérament de jugement et de verve, de chaleur et de sagesse, d’ivresse et de sang-froid, dont les exemples ne sont pas communs dans la nature. Sans cette balance rigoureuse, selon que l’enthousiasme ou la raison domine, l’artiste est extravagant ou froid.
La principale idée, bien conçue, doit exercer son despotisme sur toutes les autres. C’est la force motrice de la machine qui, semblable à celle qui retient les corps célestes dans leurs orbes et les retient, agit en raison inverse de la distance. […]
Il y a dans presque tous nos tableaux une faiblesse de concept, une pauvreté d’idée, dont il est impossible de recevoir une secousse violente, une sensation profonde. On regarde ; on tourne la tête, et l’on ne se rappelle rien de ce qu’on a vu. Nul fantôme qui vous obsède et qui vous suive. J’ose proposer au plus intrépide de nos artistes de nous effrayer autant par son pinceau que nous le sommes par le simple récit du gazetier, de cette foule d’Anglais expirants, étouffés dans un cachot trop étroit, par les ordres d’un nabab. Et à quoi sert donc que tu broies tes couleurs, que tu prennes ton pinceau, que tu épuises toutes les ressources de ton art, si tu m’affectes moins qu’une gazette ? C’est que ces hommes sont sans imagination, sans verve ; c’est qu’ils ne peuvent atteindre à aucune idée forte et grande. »


mardi 25 août 2020

Chesterton (avare)


Chesterton, L’avare et ses amis, in Le Paradoxe ambulant, trad. Reinharez, Actes-Sud p 332-333 : 
« L’avare moderne a beaucoup changé comparé à l'avare de la légende ou de l'anecdote, mais seulement parce qu'il est devenu plus fou encore. L'avare d'autrefois avait un peu de l'artiste humain, dans la mesure où il collectionnait l'or - une substance que l'on peut vraiment admirer en tant que telle, au même titre que l'ivoire ou le chêne ancien. Un vieillard qui ramassait des pièces jaunes avait un peu de la simple ardeur, un peu du matérialisme mystique de l'enfant qui ramasse des fleurs jaunes. L'or n'est qu'un genre d'argile colorée, mais l'argile colorée peut s'avérer très belle. Le moderne idolâtre des richesses se satisfait de choses bien moins authentiques. L'éclat des guinées est pareil à l'éclat des boutons-d'or, le tintement des richesses pareil au carillon des cloches, comparés aux sinistres paperasses et aux tristes calculs qui font le passe-temps de l'avare moderne.
Le milliardaire moderne n'aime rien d'aussi aimable qu'une pièce de monnaie. Il se réjouit parfois du triste craquement des billets de banque, mais bien plus souvent de la simple répétition des zéros dans un grand livre, tout aussi ressemblants les uns aux autres que des œufs. Et pour ce qui est de se sentir bien, l'avare d'autrefois pouvait se sentir bien, comme il en va de beaucoup de vagabonds et de sauvages, quand il avait pour habitude d'être sale. Un homme pouvait se sentir bien dans une soupente pas balayée ou dans une chemise pas lavée. Mais le milliardaire yankee ne se sent pas bien avec cinq téléphones à son chevet et dix minutes pour avaler son déjeuner. D'une certaine façon, les pièces de monnaie bien rondes étaient en sécurité dans le bas de laine de l'avare. Les zéros tout ronds ne sont en sécurité d'aucune façon dans le grand livre du milliardaire ; la même fluctuation qui l'enflamme au gré de leur augmentation le déprime au gré de leur diminution. L'avare, au moins, collectionne des pièces de monnaie, son passe-temps est la numismatique. L'homme qui collectionne les zéros ne collectionne rien. » [littéralement : collectionne des riens]

[A Miscellany of men] 
The modern miser has changed much from the miser of legend and anecdote; but only because he has grown yet more insane. The old miser had some touch of the human artist about him in so far that he collected gold - a substance that can really be admired for itself, like ivory or old oak. An old man who picked up yellow pieces had something of the simple ardour, something of the mystical materialism, of a child who picks out yellow flowers. Gold is but one kind of colored clay, but coloured clay can be very beautiful. The modern idolater of riches is content with far less genuine things. The glitter of guineas is like the glitter of buttercups, the chink of pelf is like the chime of bells, compared with the dreary papers and dead calculations which make the hobby of the modern miser.The modern millionaire loves nothing so lovable as a coin. He is content sometimes with the dead crackle of notes; but far more often with the mere repetition of noughts in a ledger, all as like each other as eggs to eggs. And as for comfort, the old miser could be comfortable, as many tramps and savages are, when he was once used to being unclean. A man could find some comfort in an unswept attic or an unwashed shirt. But the Yankee millionaire can find no comfort with five telephones at his bed-head and ten minutes for his lunch. The round coins in the miser's stocking were safe in some sense. The round noughts in the millionaire's ledger are safe in no sense; the same fluctuation which excites him with their increase depresses him with their diminution. The miser at least collects coins; his hobby is numismatics. The man who collects noughts collects nothings.

lundi 24 août 2020

Huysmans (réversibilité)


Huysmans, lettre du 13 mars 1900, citée par Baldick, La Vie de Huysmans, p. 338-339 : 
« […] L'humanité est régie par deux lois que son insouciance ignore : loi de solidarité dans le mal, loi de réversibilité dans le bien ; solidarité en Adam, réversibilité en Notre-Seigneur. Autrement dit, chacun est jusqu'à un certain point responsable des fautes des autres, et doit aussi jusqu'à un certain point les expier ; et chacun peut aussi attribuer les mérites qu'il possède ou acquiert à ceux qui n'en possèdent point ou qui n'en peuvent acquérir. Ces lois, Dieu s'y est, le premier, soumis, lorsqu'il se les est appliquées en la personne de son Fils. […] Il a voulu que Jésus donnât le premier l'exemple de la substitution mystique, de la suppléance de celui qui ne doit rien à celui qui doit tout, et Jésus, à son tour, veut que certaines âmes héritent de cette succession de son sacrifice et achèvent ce qui manque à sa passion, comme dit saint Paul […] mais les saints se font rares ; les ordres contemplatifs diminuent ou se tempèrent : et le pauvre Seigneur est bien obligé de s'adresser à nous, qui ne sommes pas des saints, pour faire des appoints. De là les maladies et les peines. Elles empêchent certainement les catastrophes. »

dimanche 23 août 2020

Kertész (dionysisme)


Kertész Imre, Discours Nobel [2002] : 
« Je me trouvais dans le couloir désert d'un immeuble administratif et j'entendais des pas résonner dans un couloir perpendiculaire, c'est tout. J'ai été pris d'une sorte d'agitation particulière, les pas venaient dans ma direction, c'étaient ceux d'une seule personne que je ne voyais pas, et brusquement, j'ai eu l'impression d'en entendre marcher des centaines de milliers, une véritable colonne dont les pas retentissaient et alors j'ai saisi la force d'attraction de ce défilé, de ces pas. Là, dans ce couloir, j'ai compris en une seule seconde l'ivresse de l'abandon de soi, le plaisir vertigineux de se fondre dans la masse, ce que Nietzsche - dans un autre contexte, certes, mais avec pertinence - nomme l'extase dionysiaque. Une force quasi physique me poussait et m'attirait dans les rangs, je sentais que je devais m'appuyer et m'aplatir contre le mur, pour ne pas céder à cette attraction. Je rends compte de cet instant intense comme je l’ai vécu ; la source d’où il avait jailli telle une vision semblait se trouver en dehors de moi et non en moi-même. » 

Rappel :