Diderot, Essais sur la Peinture, 1766. Extrait du chapitre V : ‘paragraphe sur la composition, où j’espère que j’en parlerai’ éd. P. Vernière, p. 720-721 :
« L’expression exige une imagination forte, une verve brûlante, l’art de susciter des fantômes, de les animer, de les agrandir ; l’ordonnance, en poésie ainsi qu’en peinture, suppose un certain tempérament de jugement et de verve, de chaleur et de sagesse, d’ivresse et de sang-froid, dont les exemples ne sont pas communs dans la nature. Sans cette balance rigoureuse, selon que l’enthousiasme ou la raison domine, l’artiste est extravagant ou froid.
La principale idée, bien conçue, doit exercer son despotisme sur toutes les autres. C’est la force motrice de la machine qui, semblable à celle qui retient les corps célestes dans leurs orbes et les retient, agit en raison inverse de la distance. […]
Il y a dans presque tous nos tableaux une faiblesse de concept, une pauvreté d’idée, dont il est impossible de recevoir une secousse violente, une sensation profonde. On regarde ; on tourne la tête, et l’on ne se rappelle rien de ce qu’on a vu. Nul fantôme qui vous obsède et qui vous suive. J’ose proposer au plus intrépide de nos artistes de nous effrayer autant par son pinceau que nous le sommes par le simple récit du gazetier, de cette foule d’Anglais expirants, étouffés dans un cachot trop étroit, par les ordres d’un nabab. Et à quoi sert donc que tu broies tes couleurs, que tu prennes ton pinceau, que tu épuises toutes les ressources de ton art, si tu m’affectes moins qu’une gazette ? C’est que ces hommes sont sans imagination, sans verve ; c’est qu’ils ne peuvent atteindre à aucune idée forte et grande. »