mardi 25 août 2020

Chesterton (avare)


Chesterton, L’avare et ses amis, in Le Paradoxe ambulant, trad. Reinharez, Actes-Sud p 332-333 : 
« L’avare moderne a beaucoup changé comparé à l'avare de la légende ou de l'anecdote, mais seulement parce qu'il est devenu plus fou encore. L'avare d'autrefois avait un peu de l'artiste humain, dans la mesure où il collectionnait l'or - une substance que l'on peut vraiment admirer en tant que telle, au même titre que l'ivoire ou le chêne ancien. Un vieillard qui ramassait des pièces jaunes avait un peu de la simple ardeur, un peu du matérialisme mystique de l'enfant qui ramasse des fleurs jaunes. L'or n'est qu'un genre d'argile colorée, mais l'argile colorée peut s'avérer très belle. Le moderne idolâtre des richesses se satisfait de choses bien moins authentiques. L'éclat des guinées est pareil à l'éclat des boutons-d'or, le tintement des richesses pareil au carillon des cloches, comparés aux sinistres paperasses et aux tristes calculs qui font le passe-temps de l'avare moderne.
Le milliardaire moderne n'aime rien d'aussi aimable qu'une pièce de monnaie. Il se réjouit parfois du triste craquement des billets de banque, mais bien plus souvent de la simple répétition des zéros dans un grand livre, tout aussi ressemblants les uns aux autres que des œufs. Et pour ce qui est de se sentir bien, l'avare d'autrefois pouvait se sentir bien, comme il en va de beaucoup de vagabonds et de sauvages, quand il avait pour habitude d'être sale. Un homme pouvait se sentir bien dans une soupente pas balayée ou dans une chemise pas lavée. Mais le milliardaire yankee ne se sent pas bien avec cinq téléphones à son chevet et dix minutes pour avaler son déjeuner. D'une certaine façon, les pièces de monnaie bien rondes étaient en sécurité dans le bas de laine de l'avare. Les zéros tout ronds ne sont en sécurité d'aucune façon dans le grand livre du milliardaire ; la même fluctuation qui l'enflamme au gré de leur augmentation le déprime au gré de leur diminution. L'avare, au moins, collectionne des pièces de monnaie, son passe-temps est la numismatique. L'homme qui collectionne les zéros ne collectionne rien. » [littéralement : collectionne des riens]

[A Miscellany of men] 
The modern miser has changed much from the miser of legend and anecdote; but only because he has grown yet more insane. The old miser had some touch of the human artist about him in so far that he collected gold - a substance that can really be admired for itself, like ivory or old oak. An old man who picked up yellow pieces had something of the simple ardour, something of the mystical materialism, of a child who picks out yellow flowers. Gold is but one kind of colored clay, but coloured clay can be very beautiful. The modern idolater of riches is content with far less genuine things. The glitter of guineas is like the glitter of buttercups, the chink of pelf is like the chime of bells, compared with the dreary papers and dead calculations which make the hobby of the modern miser.The modern millionaire loves nothing so lovable as a coin. He is content sometimes with the dead crackle of notes; but far more often with the mere repetition of noughts in a ledger, all as like each other as eggs to eggs. And as for comfort, the old miser could be comfortable, as many tramps and savages are, when he was once used to being unclean. A man could find some comfort in an unswept attic or an unwashed shirt. But the Yankee millionaire can find no comfort with five telephones at his bed-head and ten minutes for his lunch. The round coins in the miser's stocking were safe in some sense. The round noughts in the millionaire's ledger are safe in no sense; the same fluctuation which excites him with their increase depresses him with their diminution. The miser at least collects coins; his hobby is numismatics. The man who collects noughts collects nothings.