samedi 26 décembre 2020

Bloy (repas)

 Bloy, Le Désespéré, début du chapitre LXI : 

« La victuaille fut copieuse et d'une culinarité sublime. Pendant quelque temps, on n'entendit que le bruit des mandibules et de la vaisselle, accompagné, en dessous, du gargouillement hoqueté de la commençante déglutition des vieux. Une parole susurrée ondulait vaguement autour de la table immense, préliminaire d'une conversation générale qui cherchait à se préciser. Des interjections brèves, des exclamations suspendues, de timides interrogats*, de préhistoriques facéties et des calembours tertiaires faufilaient peu à peu la rumeur joyeuse, en attendant qu'elle éclatât comme une fanfare, sous l'excitation des puissants vins. »


* CNRTL : Rare et vx, DR. Question ou ensemble de questions posées par un juge. Synon. usuel interrogatoire.La condamnation à la roue fut prononcée, après la question préalable, ordinaire et extraordinaire, durant les interrogats (Villiers de L'I.-A., Contes cruels,1883, p. 266).

− P. ext., littér. Interrogation, question. Des interjections brèves, des exclamations suspendues, de timides interrogats, de préhistoriques facéties et des calembours tertiaires faufilaient peu à peu la rumeur joyeuse (Bloy, Désesp.,1886, p. 281).


vendredi 25 décembre 2020

Hugo (naufrage)

 Hugo, Les Travailleurs de la mer, fin :

"Les oiseaux jetaient de petits cris à Gilliatt.

On ne voyait plus que sa tête.

La mer montait avec une douceur sinistre.

Gilliatt, immobile, regardait le Cashmere s'évanouir.

Le flux était presque à son plein. Le soir approchait. Derrière Gilliatt, dans la rade, quelques bateaux de pêche rentraient.

L'œil de Gilliatt, attaché au loin sur le sloop, restait fixe. [...]

Le Cashmere, devenu imperceptible, était maintenant une tache mêlée à la brume. Il fallait pour le distinguer savoir où il était.

Peu à peu, cette tache, qui n'était plus une forme, pâlit.

Puis elle s'amoindrit.

Puis elle se dissipa.

À l'instant où le navire s'effaça à l'horizon, la tête disparut sous l'eau. Il n'y eut plus rien que la mer."



jeudi 24 décembre 2020

Bouvier (visage-corps)

 Bouvier, Notes en vrac sur le visage, Quarto p. 705 : 

"L’Asiatique assume son visage avec beaucoup plus de naturel que nous. On entend souvent dire qu’en Extrême-Orient les visages sont impassibles alors qu’ils sont au contraire expressifs et beaux. Seulement moins mobiles et moins congestionnés que les nôtres, car c’est le corps entier qui est chargé d’exprimer l’être ou l’humeur. Les pieds, le sexe, les reins, le foie, sont considérés comme autant de reposoirs ou de relais pour l’esprit subtil qui nous forme. Observez les mains d’une jeune Indienne qu’un compliment trop direct embarrasse, voyez comme Hokusai exprime par la musculature des mollets ou des cuisses la rogne, le repos ou la ténacité. 

De retour en Europe j’ai eu l’impression très pénible que l’Occidental était coupé en deux : la tête et le socle. Cette rupture se situe à la hauteur de la cravate, du collier de perles ou du Grand-Cordon pour les têtes couronnées. Elle est gênante et particulière à notre civilisation. Un chien - même aussi dégénéré qu’un caniche - ou une impératrice chinoise en costume d’apparat ne sont pas séparés en deux par leur collier ou leur pectoral de jade : ils restent d’un seul jet ; alors que la duchesse d’Ascot ou Albert Einstein en pied m’apparaissent irrémédiablement comme des guillotinés recollés. Nous avons concentré toute l’expression et toute l’information - état d’esprit, santé, ambition, condition sociale - dans un visage qui, tiré à hue et à dia, n’est jamais en repos, tandis que notre corps, comme anesthésié, ne raconte presque rien. Devant certains portraits 1900, on reste convaincu que si le faux col n’était pas si raide, ces pesantes têtes à moustaches et à programmes feraient basculer le sujet en avant. 

Le grand âge atténue fort heureusement cette impression fâcheuse et cette disgrâce. Une érosion bien répartie rétablit l’unité perdue du corps et du visage, les yeux s’agrandissent en rentrant dans l’orbite et la peau se plaque à un crâne dont la structure donne aux vieillards de la terre entière le même air de sagacité et d’intelligence un peu diabolique. L’avenir du visage c’est le crâne : excellente façon de se retrouver d’accord."


mercredi 23 décembre 2020

Proust + Poiret (mode)

 Proust, À l'Ombre des jeunes filles en fleurs : 

"Le corps d’Odette était maintenant découpé en une seule silhouette cernée tout entière par une « ligne » qui, pour suivre le contour de la femme, avait abandonné les chemins accidentés, les rentrants et les sortants factices, les lacis, l’éparpillement composite des modes d’autrefois, mais qui aussi, là où c’était l’anatomie qui se trompait en faisant des détours inutiles en deçà ou au delà du tracé idéal, savait rectifier d’un trait hardi les écarts de la nature, suppléer, pour toute une partie du parcours, aux défaillances aussi bien de la chair que des étoffes. Les coussins, le « strapontin » de l’affreuse « tournure » avaient disparu ainsi que ces corsages à basques qui, dépassant la jupe et raidis par des baleines, avaient ajouté si longtemps à Odette un ventre postiche et lui avaient donné l’air d’être composée de pièces disparates qu’aucune individualité ne reliait. La verticale des « effilés » et la courbe des ruches avaient cédé la place à l’inflexion d’un corps qui faisait palpiter la soie comme la sirène bat l’onde et donnait à la percaline une expression humaine, maintenant qu’il s’était dégagé, comme une forme organisée et vivante, du long chaos et de l’enveloppement nébuleux des modes détrônées."


Proust, Du Côté de chez Swann, 'Un Amour de Swann' : 

"[...] Quant à son corps qui était admirablement fait, il était difficile d’en apercevoir la continuité (à cause des modes de l’époque et quoiqu’elle fût une des femmes de Paris qui s’habillaient le mieux), tant le corsage, s’avançant en saillie comme sur un ventre imaginaire et finissant brusquement en pointe pendant que par en dessous commençait à s’enfler le ballon des doubles jupes, donnait à la femme l’air d’être composée de pièces différentes mal emmanchées les unes dans les autres ; tant les ruchés, les volants, le gilet suivaient en toute indépendance, selon la fantaisie de leur dessin ou la consistance de leur étoffe, la ligne qui les conduisait aux nœuds, aux bouillons de dentelle, aux effilés de jais perpendiculaires, ou qui les dirigeait le long du busc, mais ne s’attachaient nullement à l’être vivant, qui selon que l’architecture de ces fanfreluches se rapprochait ou s’écartait trop de la sienne, s’y trouvait engoncé ou perdu."



Poiret (Paul), cité par M. Delbourg-Delphis, Le Chic et le look, Paris, 1981 :

"Certes, j’ai toujours connu les femmes encombrées de leurs avantages et soucieuses de les dissimuler ou de les répartir, mais ce corset les classait en deux massifs distincts : d’un côté le buste, la gorge, les seins ; de l’autre, le train arrière tout entier, de sorte que les femmes divisées en deux lobes avaient l’ait de tirer une remorque". 



mardi 22 décembre 2020

Mirbeau (pantoufle)

 Mirbeau, La 628-E8 (1907) p. 219 :

"Comme nous finissions de dîner, une société d’Anglais vint prendre le thé, dans une encoignure dont notre table était voisine. Les hommes en smoking, les femmes décolletées... En face de nous, une toute jeune lady, blonde, se levait, allait, venait, et même quand elle était assise, cinq minutes, ne tenait plus en place. Ses doigts jouaient avec son éventail, avec une cigarette à bout d’or, avec ses bagues, avec ses cheveux. Un collier sursautait à son cou, et je découvris que ses pieds, sous le fauteuil, ne s’arrêtaient pas de déchausser, pour les rechausser, des pantoufles argentées où s’impatientait la soie de ses bas blancs... À des mots qui faisaient rire plus haut les hommes, et baisser les joues de ses amies, ce n’est pas assez dire que la petite agitée rougissait ; un flot de sang la parcourait toute, une vague rouge se levait à l’épaule, couvrait tout ce qu’on voyait de sa peau, pour s’en venir mourir à la racine de ses cheveux plus blonds... Mon regard rencontra, tout à coup, dans le sien, l’angoisse de ne pas retrouver, au bout de l’orteil désespéré, la pantoufle qui avait fait trop loin la culbute. La dame rougit plus fort, et son sang parut si bien en mouvement, que je me figurai plus rose, presque rouge, son bas blanc, où le pied se crispait, jusqu’à ce qu’il disparût dans la pantoufle d’argent, enfin reconquise..."


lundi 21 décembre 2020

Perez (incomplet)

 Perez (Stanis), Le Corps du roi, introduction : 

« L’Histoire n’est pas un grand puzzle à reconstituer parce que penser qu’une forme distincte, clairement lisible et parfaitement identifiable apparaîtrait à la fin de la partie est un non-sens. Si les zones 'vides' semblent nombreuses, ce n’est pas en raison de la rareté intrinsèque des pièces parvenues jusqu’à nous mais parce qu’on cherche imprudemment à les retrouver toutes pour comprendre, avec une certitude naïve, ce que représenterait la mosaïque achevée. Cet état d’achèvement est une illusion : la partie vaut parfois pour le tout comme l’ont montré les meilleurs travaux de microhistoire. [...]. La Vénus de Milo retrouvée intacte aurait-elle autant marqué les esprits ? Nombre de statues incomplètes bénéficient d’un charme bien supérieur à celles demeurées à peu près complètes. Vouloir les restaurer absolument en recollant ou en reconstituant toutes les parties manquantes est une voie sans issue. »


dimanche 20 décembre 2020

Céline (blaireau)

 Céline, Lettre au Dr Tuset, Pléiade Lettres p. 707 : 

"Le blaireau

est poétique !

magique !

Ma tête à ce blaireau

tourne brille

s'envole folle

de savon."