samedi 4 mars 2023

Céline (entretien 1959)

Céline, propos recueillis par Jacques Izoart, L'Essai, n° 2, novembre 1959, "Monologue de Louis-Ferdinand Céline" 

[in Céline et l'actualité littéraire, 1957-1961, 25] :


"Vous comprenez... un petit truc : cette civilisation elle fout le camp... La France... Bien avant Fontenoy... Après... liquidateurs... faillites... J'voudrais qu'on me foute la paix... Jalousie... Y sont trop pourris... J'peux rien faire... J'peux rien faire... Moi, j'bois de l'eau : je vis de rien... Et puis, y a les contributions, nom de Dieu !!!... Si j'étais riche, j'verrais personne... Ça m'emmerde d'être dérangé... Faut éponger mes dettes... J'ai été en prison parce que je me suis occupé des hommes... J'ai eu la triste veine d'être embarqué dans une triste histoire... J'en fais la chronique... Lassalle disait : « Tout homme qui n'a pas été en prison ne sait rien du tout »... Les hommes des roublards !... Que voulez-vous, j'ai eu une vie très chahutée... dangereuse... une vie trop aventureuse... Mais j'ai pas fait, comme on dit maintenant, des voyââââges... ah ! merde... on fout son cul dans un fauteuil, et puis plus rien !... rien du tout... mais j'ai eu des émotions déplaisantes, beaucoup ! beaucoup ! Oh la la ! tellement... Et puis alors, rien du tout... pas riche !... rien ! Jamais de vacances... J'viens de cesser de pratiquer... 300 000 francs par an ! de pension ! J’dis un gros « merde » au monde ! ! !"


vendredi 3 mars 2023

Giono (repas 2)

Giono, Que ma joie demeure chap. VIII :

"Il y avait des herbes d'amour. Il y avait la chair noire du lièvre faite avec le meilleur des collines. Il y avait la force du feu. Il y avait le vin noir. A tout ça s'ajoutait l'air qu'on mâchait en même temps que la viande – un air parfumé aux narcisses, car le petit vent venait du champ ; le ciel, le printemps, le soleil qui chauffait les coins souples du corps avec insistance – on aurait dit qu'il savait ce qu'il faisait – il chauffait le tendre des aisselles, les ruisseaux de devant le ventre, ces deux raies entre le ventre et la cuisse et qui se rejoignent – juste là ! Il chauffait la nuque avec parfois comme une morsure comme font les gros chats pour donner envie d'amour aux chattes qui crient après mais s'énervent seules. Il y avait que tout avait soudain odeur et forme. Le plateau tout entier suait son odeur de plateau. On était comme installé sur la large peau d'un bélier."


rappel : Giono (repas 1) :

https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/10/giono-repas.html

jeudi 2 mars 2023

Garchine (moi)

Garchine, Une Nuit (presque fin) trad. A. Cabaret : 

"Je ne dois plus vivre en moi seul ; il faut, il faut absolument se mêler à la vie universelle, souffrir ou se réjouir, haïr ou aimer, non pas pour ce seul moi qui dévore tout et ne donne rien en échange, mais pour cette vérité commune à tous les hommes, vérité qui existe, quoi que j’en aie dit, et qui parle à notre âme malgré tous les efforts que nous faisons pour l’étouffer. [...] Il faut se transformer, tuer son moi et le jeter sur les chemins…"


mercredi 1 mars 2023

Dutourd (novateurs)

Dutourd, Domaine public p. 257 (§ sur Restif) : 

"[…] les vrais novateurs [...] ne perdent pas leur temps en subtiles alchimies verbales mais, placés devant une réalité énorme, inexplorée avant eux, affolés à l'idée qu'ils sont les seuls à la voir et qu'ils n'auront pas trop de leur vie entière pour la décrire, se servent du vieil instrument du langage sans s'interroger sur lui. C'est à cette indifférence au style qu'on reconnaît les créateurs exceptionnels. Indifférence récompensée, car leur abondance, leur vitesse, la solidité que le travail incessant donne à leur pensée, leur habitude enracinée de se mettre coûte que coûte à l'ouvrage, "génie ou pas", la facilité qu'ils acquièrent dans ce labeur haletant leur apportent le plus beau des styles, c'est-à-dire celui qui tire sa puissance de son appropriation et de son utilité. À ce style-là, on pardonne tout : les négligences, les longueurs, les ellipses, les naïvetés, jusqu'aux balourdises, car il est constamment traversé d'éclairs et il est entraîné dans un formidable mouvement vital. A cet égard, oui, Restif ressemble à Balzac. Mais il ressemble de la même façon aux deux autres forcenés de notre littérature : Proust et Saint-Simon."



mardi 28 février 2023

Nabokov (Einfühlung)

Nabokov, Perfection, Quarto p. 489 : 

"Il se sentait seul et engoncé dans son habit noir. Il enlevait son chapeau et, immobile un instant, regardait autour de lui. Parfois, comme ses yeux se portaient sur un ramoneur [...] ou sur un aéroplane gagnant de vitesse un nuage, Ivanov se laissait aller à la rêverie ; il songeait aux nombreuses choses qu'il ne connaîtrait jamais que de loin, aux métiers qu'il ne pratiquerait pas. [....] Ses pensées voletaient, montaient et descendaient le long de cette vitre qui, tant qu'il vivrait, l'empêcherait d'avoir un contact direct  avec le monde. Avec quelle passion ne désirait-il pas faire l'expérience de toutes choses, tout atteindre, toucher, laisser les voix diaprées, les appels d'oiseaux filtrer à travers son être, et visiter un instant l'âme d'un passant, comme on entre sous l'ombre fraîche d'un arbre. [...] Quand [...] il s'élevait dans l'ascenseur, il se sentait grandir lentement, s'étirer vers le haut et, après que sa tête fut parvenue au sixième étage, il ramenait ses jambes sous lui comme un nageur ; puis, ayant repris sa taille normale, il entrait dans la chambre […]."


dimanche 26 février 2023

Goethe (art et nature)

Goethe, lettre du 23 déc. 1786 à la Duchesse de Saxe-Weimar :

[Briefe und Briefe an Goethe, Hambuger Ausgabe, 2, Munich, 1976, p. 31 cité in Lacoste, Jean, Goethe, science et philosophie, p. 7]

"Il est plus commode et plus facile d’observer et d’apprécier la nature que l’art ; le plus humble produit de la nature a en lui la totalité de sa perfection et je n’ai besoin que d’avoir des yeux pour voir ; je peux alors découvrir les relations, je suis sûr qu’à l’intérieur d’un petit cercle toute une existence véritable est enserrée. 

Une œuvre d’art, à l’inverse, a sa perfection en dehors d’elle, le « meilleur » se trouve dans l’idée de l’artiste, qu’il atteint rarement ou jamais, [et] dans certaines lois admises qui découlent certes de la nature de l’art et du métier, mais qui ne sont pas aussi faciles à comprendre et à déchiffrer que les lois de la nature vivante. Il y a beaucoup de tradition dans les œuvres d’art, tandis que les œuvres de la nature sont toujours comme la parole que Dieu vient de prononcer ."



Brunschvicg + Condorcet (justice)

Brunschvicg (Léon), De la Connaissance de soi p. 110 : 

"Puisque le juste, tel que le décrit Platon, est celui qui veut la justice, non pour soi*, mais pour la justice en elle-même, il ne lui suffira pas qu'il ait restitué son droit à autrui tant qu'il n'aura pas su former dans autrui l'âme juste, celle qui ne dit jamais mon droit, mais le droit, qui est incapable de poser une règle où entre l'acception des personnes. Toute affirmation de justice se définit, comme l'affirmation du vrai, par une norme de réversibilité intégrale, de réciprocité absolue, où l'universalité devient une exigence et par suite un critère du droit. La liberté politique, comme l'étendue intelligible de Malebranche, est le lieu des esprits, un et indivisible. Autrement dit, suivant la doctrine fondamentale de Condorcet,  « ou tout le monde est libre ou personne » : « Le droit de concourir à la formation des lois est un droit de l'homme dans l'état de société... Si ce droit n'est pas égal pour tous les citoyens, si un noble ou un prêtre y a plus de part qu'un propriétaire, que ceux que vous nommez roturiers, alors ce droit cesse absolument d'exister. » D'où résulte que la démocratie s'impose."


* "pour soi" me semble, en première lecture, prêter à l'équivoque ; "pour lui-même" serait plus net.