samedi 10 février 2024

Kundera (procréation 2)

Kundera, La Valse aux adieux III, 2 : 

"Je dois […] me demander dans quel monde j’enverrais mon enfant. L’école ne tarderait pas à me l’enlever pour lui bourrer le crâne de contrevérités que j’ai moi-même vainement combattues pendant toute ma vie. Faudrait-il que je voie mon fils devenir sous mes yeux un crétin conformiste ? Ou bien, devrais-je lui inculquer mes propres idées et le voir souffrir parce qu’il serait entraîné dans les mêmes conflits que moi ?"


vendredi 9 février 2024

Draud (livres)

Draud (Georg), Bibliotheca classica, sive Catalogus officinalis, Francfort-sur-le-Main, Nicolas Hoffmann, 1611, Préface, n. p. ; cité par H. Zedelmaier, Bibliotheca universalis und Bibliotheca selecta : das Problem der Ordnung des Gelehrten Wissens in der Frühen Neuzeit, Cologne, Böhlau, 1992, p. 14, n. 11 :


"Vu que l’abondance des écrivains – ou devrais-je plutôt parler d’une orgie ? – est aujourd’hui telle que c’est à peine s’il en a existé autant depuis qu’il y a des hommes, la démangeaison de gratter du papier produit souvent de misérables avortons et engendre des chiots aveugles. Aussi convient-il plus que jamais de faire une sélection des livres."    


Verum enimvero quum in tanta hodie scriptorum abundantia, num dicam, an luxuria, quanta post homines natos vix fuit, pruriens quidvis chartis illinendi libido infœliciter saepenumero abortiat, cœcosque adeo pariat catulos, proinde delectus comprimis librorum est adhibendus.


Note : 

Wikipédia dit de Draud qu'on lui doit "une édition de Solin, Francfort, 1603, 3 vol. in-4° : quelques-unes des additions de l’éditeur sont curieuses, la plupart sont triviales ou étrangères au sujet"  

… ce qui fait songer au Kinbote de Nabokov… 

jeudi 8 février 2024

Voiture (stances)

Voiture, Stances sur une dame dont la jupe fut retroussée en versant dans un carrosse, à la campagne (1645) :


Philis, je suis dessous vos lois, 

Et sans remède à cette fois, 

Mon âme est votre prisonnière : 

Mais sans justice et sans raison, 

Vous m'avez pris par le derrière,

N'est-ce pas une trahison ?


Je m'étais gardé de vos yeux ;

Et ce visage gracieux,

Qui peut faire pâlir le nôtre ; 

Contre moi n'ayant point d'appas,

Vous m'en avez fait voir un autre, 

De quoi je ne me gardais pas.


D'abord il se fit mon vainqueur, 

Ses attraits percèrent mon cœur, 

Ma liberté se vit ravie ;

Et le méchant en cet état,

S'était caché toute sa vie, 

Pour faire cet assassinat.


Il est vrai que je fus surpris,

Le feu passa dans mes esprits : 

Et mon cœur autrefois superbe, 

Humble se rendit à l'Amour, 

Quand il vit votre cul sur l'herbe,

Faire honte aux rayons du jour.


Le soleil confus dans les cieux 

En le voyant si radieux 

Pensa retourner en arrière, 

Son feu ne servant plus de rien. 

Mais ayant vu votre derrière, 

Il n'osa pas montrer le sien... 


La Rose, la Reine des fleurs 

Perdit ses plus vives couleurs 

De crainte, l'œillet devint blême 

Et Narcisse, alors convaincu 

Oublia l'amour de soi-même 

Pour se mirer en votre cul !



mercredi 7 février 2024

Dabit (récit)

Dabit, Petit-Louis, [1930] chap. 3 : 

"Soudain, maman apparaît au coin de la rue Calmels et je cours à sa rencontre.

— Petit-Louis, me dit-elle, il y a enfin du nouveau.

— Du nouveau ?

— Je t’ai trouvé une place !

— Une bonne place ?

— Je crois bien ! Tu toucheras cent sous par jour. C’est ma patronne qui a parlé de toi à un ingénieur du Nord-Sud. Ils embauchent.

Je gagnais un franc chez M. Bernard.

— Mais crois-tu qu’ils voudront ?

— Ils prennent ceux qui se présentent. Il n’y a plus d’hommes à Paris.

La concierge est toujours assise devant la porte. Au passage, maman lui demande :

— Pas de lettre ?

— Non, madame Decamp. Oh ! vous savez, le courrier personne n’en reçoit plus.

Nous montons lentement l’escalier.

Au sixième, en ouvrant la porte, maman soupire.

— Tout de même, ton père pourrait écrire. Qu’est-ce qu’il devient ?

— Faut avoir confiance. Tiens, si on m’avait dit que demain je gagnerais ma pièce de cent sous.

— Ce n’est pas la même chose. Henri a toujours été négligent.

— Il ne se bat pas, lui ! Il est de la territoriale.

Nous dînons.

Maman, ensuite, met un fichu sur ses épaules.

— Ma patronne veut te donner une lettre de recommandation. Viens.

Nous arrivons.

Maman frappe.

— Tu verras, c’est une personne très aimable, chuchote-t-elle.

Une femme paraît.

— Bonsoir, madame Harbulot, dit maman. Je vous présente mon fils."


mardi 6 février 2024

Carvalho (Uzi)

Carvalho, Fantaisie pour deux colonels et une piscine, trad. M.-H. Piwnik  p. 43-44 : 

"Au Portugal, une loi ancienne donne aux officiers des forces armées le droit de posséder des armes de guerre. Le colonel avait gardé cette habitude de l'arme sous le traversin, qui lui venait d'autres temps. Il se sentait plus en sécurité. Il était comme les enfants avec leurs nounours, lapins et autres dou-dous. Même quand il lui arrivait de dormir dans la quiétude d'un couvent de franciscains, dans les forêts du Haut-Minho, au son des vêpres paisiblement chantées au loin dans la chapelle, même dans ce cas, il préférait sentir sous son oreiller la fermeté bien graissée, et hostile aux draps de lin, d'une arme sûre, rapide, fidèle. En Afrique, il dormait avec sa kalach, baïonnette et tout. Mais l'Uzi, en temps de paix, lui paraissait plus maniable, plus féminin, d'une taille raisonnable, compatible avec le partage du lit conjugal."


lundi 5 février 2024

Thérèse d'Avila (extase)

Thérèse d'Avila (citée par W. James, L'Expérience religieuse) : 

"Dans l'oraison d'union, l'âme est très endormie à toutes les choses de la terre et à elle-même ; durant le peu de temps que l'union dure, elle est comme privée de tout sentiment, et quand elle le voudrait, elle ne pourrait penser à rien. Elle n’a point besoin de se faire violence pour suspendre son entendement, car il paraît si mort que l'âme ne sait même ni ce quelle aime, ni en quelle manière elle aime, ni ce qu'elle veut ; elle est morte à toutes les choses du monde, et vivante seulement en Dieu... Je ne sais si en cet état il lui reste assez de vie pour pouvoir respirer. Il me paraît que non, ou qu’au moins, si elle respire, elle ne le sait point. Son entendement voudrait s'employer à comprendre quelque chose de ce qui se passe en elle. Mais, s’en trouvant incapable, il demeure tout interdit, semblable à une personne qui tombe dans une si grande défaillance qu'elle est comme morte... 

Vous voyez cette âme que Dieu élève à l’union : il l'a rendue tout à fait stupide, afin de mieux imprimer en elle la véritable sagesse. Ainsi elle ne voit, ni n'entend, ni ne comprend, pendant qu'elle demeure unie à Dieu ; mais ce temps est toujours très court, et lui semble plus court encore qu'il ne l’est en effet. Dieu s'établit lui-même dans l'intérieur de cette âme de telle manière que lorsqu'elle revient à elle, il lui est impossible de douter qu’elle n'ait été en Dieu, et Dieu en elle ; cette vérité lui demeure tellement empreinte, que même si elle passait plusieurs années sans être de nouveau élevée à cet état, elle ne pourrait oublier la faveur qu'elle a reçue, ni douter de sa réalité."


dimanche 4 février 2024

Supervielle (oubli)

Supervielle (interview) : 

"L’oubli, ce créateur à rebours, ne cesse de travailler en silence. N'est-il pas l'ange qui veille sur la libre circulation de nos images et fait le choix entre celles qui nous conviennent et les autres ? Sa présence est constante dans l'obscur de nous-mêmes, où rien n'égale la délicatesse de ses procédés, la discrétion de ses coups de gomme.

La mémoire, bien sûr, n'en continue pas moins à faire des siennes, elle surgit tout d'un coup avec la violence, le pathétique de ses images et de ses obsessions, les visuelles, les auditives et les autres."