samedi 23 mai 2020

Guérin (molécules)


Guérin (Maurice de), Méditation sur la mort de Marie :
« Un appel puissant et secret convie les éléments les plus  vifs de la matière à se former, pour s'y développer, autour d'un point désigné. Pleins d'amour, ils se composent et s'ordonnent dans la plus étroite union. Cette étreinte ardente des éléments, c'est la vie de toute forme généralement, soit qu'elle renferme un organisme, soit que, privée du mouvement intérieur, elle ait reçu une vie compacte insensible ou plutôt l'organisme indissoluble de l'immobilité. La forme, c'est le bonheur de la matière, l'éternel embrassement de ses atomes ivres d'amour. Dans leur amour, la matière jouit d'elle-même et se béatifie. C'est pourquoi l'âme, pauvre molécule d'intelligence, séparée de l'unité des esprits, contemple avec tant d'avidité, à travers les sens, la forme bienheureuse. L'âme dans ce monde est condamnée au spectacle de la volupté. »


jeudi 21 mai 2020

Valéry (peinture)


Valéry, Cahiers 1905-1906, Pléiade tome 2 p. 927 : 
« Pour bien peindre (dans tous les sens du mot) il faut voir tous les objets toutes les parties du tableau soumises avant tout à une même règle d'extériorité - règle qui annule au moins momentanément les différences d'importance selon nous entre ces parties - et les différences dues à l'habitude, aux conventions de signaux. Sous cette règle, les différences qui demeurent sont seules les extérieures et il s'établit entre les parties une gradation propre - qui existe physiquement, hors des significations. […] Ainsi dans une nature sous mes yeux, la terre et cette feuille et cette bouteille brisée au soleil valent cet homme, d'abord. Et je les ferai aussi éloignés de moi que si l'homme n'était pas mon semblable plus que la boue. Comme si je ne savais rien ni ma forme et ma ressemblance intime avec lui. Je le vois ensemble avec ce qui l'entoure et le tout séparé de moi parce qu'ils sont dans la même lumière et dans le même air, tandis que je suis me parlant dans une sorte d'ombre, dans l'absence intérieure de lumière où sans bruit, j'ai lieu. 

mercredi 20 mai 2020

Zola (combustion)


Zola, Le Docteur Pascal chap. IX : 
« Chaque objet se trouvait à sa place ; le verre et la bouteille de trois-six vide étaient sur la table ; seule, la chaise où l’oncle avait dû s’asseoir portait des traces d’incendie, les pieds de devant noircis, la paille à demi brûlée. Qu’était devenu l’oncle ? Où donc pouvait-il être passé ? Et, devant la chaise, il n’y avait, sur le carreau, taché d’une mare de graisse, qu’un petit tas de cendre, à côté duquel gisait la pipe, une pipe noire, qui ne s’était pas même cassée en tombant. Tout l’oncle était là, dans cette poignée de cendre fine, et il était aussi dans la nuée rousse qui s’en allait par la fenêtre ouverte, dans la couche de suie qui avait tapissé la cuisine entière, un horrible suint de chair envolée, enveloppant tout, gras et infect sous le doigt.
C’était le plus beau cas de combustion spontanée qu’un médecin eût jamais observé. Le docteur en avait bien lu de surprenants, dans certains mémoires, entre autres celui de la femme d’un cordonnier, une ivrognesse qui s’était endormie sur sa chaufferette et dont on n’avait retrouvé qu’un pied et une main. Lui-même, jusque-là, s’était méfié, n’avait pu admettre, comme les anciens, qu’un corps, imprégné d’alcool, dégageât un gaz inconnu, capable de s’enflammer spontanément et de dévorer la chair et les os. Mais il ne niait plus, il expliquait tout d’ailleurs, en rétablissant les faits : le coma de l’ivresse, l’insensibilité absolue, la pipe tombée sur les vêtements qui prenaient feu, la chair saturée de boisson qui brûlait et se crevassait, la graisse qui se fondait, dont une partie coulait par terre, dont l’autre activait la combustion, et tout enfin, les muscles, les organes, les os qui se consumaient, dans la flambée du corps entier. Tout l’oncle tenait là, avec ses vêtements de drap bleu, avec la casquette de fourrure qu’il portait d’un bout de l’année à l’autre. Sans doute, dès qu’il s’était mis à brûler ainsi qu’un feu de joie, il avait dû culbuter en avant, ce qui expliquait comment la chaise se trouvait noircie à peine ; et rien ne restait de lui, pas un os, pas une dent, pas un ongle, rien que ce petit tas de poussière grise, que le courant d’air de la porte menaçait de balayer. »


mardi 19 mai 2020

Valéry (nage)


Valéry, Autres Rhumbs Pléiade t. 2 p. 667 :
« Il me semble que je me retrouve et me reconnaisse quand je reviens à cette eau universelle. Je ne connais rien aux moissons, aux vendanges. Rien pour moi dans les Géorgiques.
Mais se jeter dans la masse et le mouvement, agir jusqu’aux extrêmes, et de la nuque aux orteils ; se retourner dans cette pure et profonde substance ; boire et souffler la divine amertume, c’est pour mon être le jeu comparable à l’amour, l’action où tout mon corps se fait tout signes et tout forces, comme une main s’ouvre et se ferme, parle et agit. Ici, tout le corps se donne, se reprend, se conçoit, se dépense et veut épuiser ses possibles. Il la brasse, il la veut saisir, étreindre, il devient fou de vie et de sa libre mobilité ; il l’aime, il la possède, il engendre avec elle mille étranges idées. Par elle, je suis l’homme que je veux être. Mon corps devient l’instrument direct de l’esprit, et cependant l’auteur de toutes ses idées. Tout s’éclaire pour moi. Je comprends à l’extrême ce que l’amour pourrait être. Excès du réel ! Les caresses sont connaissance. Les actes de l’amant seraient les modèles des œuvres.
Donc, nage ! donne de la tête dans cette onde qui roule vers toi, avec toi, se rompt et te roule ! »

lundi 18 mai 2020

Vargas Llosa (dionysisme)


Vargas Llosa, Lituma dans les Andes, trad. Bensoussan, Gallimard, 1996, p. 277-278 : 
« Chanter un huayno avec sentiment, en s’abandonnant, en se laissant aller, en se perdant dans la chanson, jusqu’à sentir que tu es elle, que la musique te chante plutôt que tu ne la chantes, c’est le chemin de la sagesse. Taper du pied, taper du pied, tourner, faire des figures, les défaire sans perdre le rythme, en s’oubliant, en s’en allant, jusqu’à sentir que la danse maintenant te danse, qu’elle est entrée au fond de toi, qu’elle commande et que tu obéis, c’est le chemin de la sagesse. Tu n’es plus toi, je ne suis plus moi mais tous les autres. Ainsi sort-on de la prison du corps, pour entrer dans le monde des esprits. En chantant. En dansant. Également en picolant, certes. Avec la saoulerie tu voyages, dit Dionisio, tu perds la boule, tu secoues tes soucis, tu découvres ton secret, tu t'accordes à toi-même. Le reste du temps tu es prisonnier, comme les cadavres dans les tombes antiques ou dans les cimetières d'à présent. Tu es esclave ou au service de quelqu'un, toujours. En dansant et buvant, il n'y a pas d'Indiens, de métis, de beaux messieurs, de riches ni de pauvres, d'hommes ni de femmes. Les différences s'effacent et nous devenons comme des esprits : Indiens, métis et beaux messieurs à la fois ; riches et pauvres, femmes et hommes en même temps. Tous ne voyagent pas en dansant, chantant ou picolant, seuls les êtres supérieurs. Il faut avoir des dispositions et perdre son orgueil, sa honte, descendre du piédestal où les gens sont juchés. Celui qui ne met pas en sommeil sa pensée, celui qui ne s'oublie pas lui-même, ni ne se libère des vanités et des orgueils, ni ne devient musique quand il chante, danse quand il danse, saoulerie quand il se saoule, celui-là ne sort pas de sa prison, ne voyage pas, ne perd pas la boule, n'accède pas à l'esprit. Il ne vit pas : il est décadence et mort-vivant ».

Cantar un huaynito con sentimiento, abandonándose, dejándose ir, perdiéndose en la canción,hasta sentir que ya eres ella, que la música te canta a tí en vez de tú cantarla a ella, es camino de sabiduría. Zapatear, zapatear, girar, ir adornando la figura, haciéndola y deshaciéndola sin perder el ritmo, olvidándose, yéndose, hasta sentir que el baile ya te está bailando, que se metió en tus adentros, que él manda y tú obedeces, es camino de sabiduría. Tú ya no eres tú, yo ya no soy yo sino todos los otros. Así se sale de la cárcel del cuerpo y se entra al mundo de los espíritus. Cantando. Bailando. También tomando, por supuesto. Con la borrachera viajas, dice Dionisio, visitas a tu animal, te sacudes la preocupación, descubres tu secreto, te igualas. El resto del tiempo estás preso, como los cadáveres en las huacas antiguas o en los cementerios de ahora. Eres esclavo o sirviente de alguien siempre. Bailando y bebiendo, no hay indios, mestizos ni caballeros, ricos ni pobres, hombres ni mujeres. Se borran las diferencias y nos volvemos como espíritus : indios, mestizos y caballeros a la vez ; ricos y pobres, mujeres y hombres al mismo tiempo. No todos viajan bailando, cantando o chupando, sólo los superiores. Hay que tener disposición y perder el orgullo y la vergüenza, bajarse del pedestal en el que la gente vive montada. El que no pone a dormir su pensamiento, el que no se olvida de sí mismo, ni se saca las vanidades y soberbias ni se vuelve música cuando canta, ni baile cuando baila, ni borrachera cuando se emborracha. Ése no sale de su prisión, no viaja, no visita a su animal ni sube hasta espíritu. Ése no vive : es decadencia y está vivo-muerto. 

Cf. : 
https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/06/valery-dionysisme.html


dimanche 17 mai 2020

Félibien (Rembrandt, peinture)


Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes (1685) : 
[Rembrandt] « Tous ses tableaux sont pleins d'une manière très particulière, et bien différente de celle qui paraît si léchée, dans laquelle tombent d'ordinaire les peintres flamands. Car souvent il ne faisait que donner des coups de pinceau, et coucher ses couleurs fort épaisses, les unes auprès des autres, sans les noyer et les adoucir ensemble. Cependant, comme les goûts sont différents, plusieurs personnes ont fait cas de ses ouvrages. Il est vrai aussi qu'il y a beaucoup d'art, et qu'il a fait de fort belles têtes. Quoique toutes n'aient pas les grâces du pinceau, elles ont beaucoup de force ; et lorsqu'on les regarde d'une distance proportionnée, elles font un très bon effet, et paraissent avec beaucoup de rondeur. [...] Il n'y a pas longtemps qu'on m'en fit voir une, où toutes les teintes sont séparées, et les coups de pinceau marqués d'une épaisseur de couleurs si extraordinaire qu'un visage paraît avoir quelque chose d'affreux, lorsqu'on le regarde un peu de près. Cependant, comme les yeux n'ont pas besoin d'une grande distance pour embrasser un simple portrait, je ne vois pas qu'ils puissent être satisfaits, en voyant des tableaux si peu finis. [...] Il a si bien placé les teintes et les demi-teintes les unes auprès des autres, et si bien entendu les lumières et les ombres, que ce qu'il a peint, d'une manière grossière, et qui même ne semble souvent qu'ébauché, ne laisse pas de réussir lors [...] qu'on n'en est pas trop près. Car, par l'éloignement, les coups de pinceau fortement donnés, et cette épaisseur de couleurs que vous avez remarquée, diminuent à la vue, et, se noyant et se mêlant ensemble, font l'effet qu'on souhaite.
La distance qu'on demande pour bien voir un tableau n'est pas seulement afin que les yeux aient plus d'espace et plus de commodité pour embrasser les objets, et pour les mieux voir ensemble : c'est encore afin qu'il se trouve davantage d'air entre l'œil et l'objet.
[...] Quelque soin qu'on apporte à bien peindre un ouvrage, toutes ses parties étant composées d'une infinité de différentes teintes, qui demeurent toujours en quelque façon distinctes et séparées, ces teintes n'ont garde d'être mêlées ensemble, de la même sorte que sont celles des corps naturels. Il est bien vrai que quand un tableau est peint dans la dernière perfection, il peut être considéré dans une moindre distance ; et il a cet avantage de paraître avec plus de force et de rondeur, comme font ceux du Corrège. [...] La grande union et le mélange des couleurs sert beaucoup à donner aux tableaux plus de force et de vérité, et [...] aussi plus ou moins de distance contribue infiniment à cette union. »