samedi 16 décembre 2023

Bonnefoy (concept)

Bonnefoy, Y a-t-il une vérité poétique ? in Vérité poétique et vérité scientifique, séminaire du Collège de France, Paris, P.U.F., 1989 : 

"Qu’est-ce que le concept, ou même la notion la plus vague que nous avons d’une chose ? Ce sont essentiellement des représentations, c’est-à-dire des vues partielles, obtenues par prélèvement de certains aspects de l’objet aux dépens d’autres qui ne sont donc négligeables que dans cette sorte de perspective. Ce sont ces prélèvements, ces choix qui permettent les définitions, les énoncés de propriétés ou de lois, mais il en découle aussi bien que l’on ne peut obtenir de cette façon qu’une image de ce qui est, fidèle ou non : et c’est aux dépens d’une intimité avec la chose, et le monde, qu’on sent pourtant, au moins en des instants, accessible. Par exemple, le concept mécanique de corps, et la vision du monde qu'il aide à être, ne retient qu'un seul aspect de la pomme que Newton aurait vu tomber. Et c'est vrai que la loi de gravitation n'a que faire de nos fruits et de nos vergers, mais cette pomme a aussi couleur et saveur, et bien d'autres aspects encore. En cet excès de sa réalité sur sa représentation n'y a-t-il pas comme un autre lieu pour l'esprit, dont le projet conceptuel nous prive ?"



vendredi 15 décembre 2023

Blanchot (musée)

Blanchot, L'Amitié, § III "Le mal du musée" :

"Il n'est que d'entrer dans n'importe quel lieu où des chefs-d'œuvre sont mis ensemble en grand nombre pour éprouver cette sorte de mal du musée, analogue au mal de la montagne, fait de vertige et d'étouffement, auquel succombe rapidement tout bonheur de voir et tout désir de se laisser toucher. Bien entendu, au premier instant, quel ébranlement, quelle certitude physique d'une présence impérieuse, unique, quoique indéfiniment multipliée. La peinture est vraiment là, en personne. Mais c'est une personne si sûre d'elle-même, si contente de ses prestiges et s'imposant, s'exposant par une telle volonté de spectacle que, transformée en reine de théâtre, elle nous transforme à notre tour en spectateurs, très impressionnés, puis un peu gênés, puis un peu ennuyés. De toute évidence, il y a quelque chose d'insupportablement barbare dans l'habitude des musées. Comment a-t-on pu en venir là ? Comment l'affirmation solitaire, exclusive, farouchement tournée vers un point secret qu'elle nous désigne à peine, s'est-elle prêtée, en chaque tableau, à cette mise en commun spectaculaire, à cette rencontre bruyante et distinguée qu'on appelle justement salon ? Les bibliothèques ont aussi je ne sais quoi de surprenant, mais du moins on ne nous oblige pas à lire tous les livres à la fois (pas encore). Pourquoi les œuvres artistiques ont-elles cette ambition encyclopédique qui les conduit à se disposer ensemble, pour être vues en commun, par un regard si général, si confus et si lâche qu'il ne peut s'ensuivre apparemment que la destruction de tout rapport de communication véritable ?"


jeudi 14 décembre 2023

Tanizaki (ombre, extraits)

Tanizaki, Éloge de l'ombre trad. Sieffert :

p. 55 : "il est sans importance que son dessin soit estompé, et […] cette imprécision au contraire est justement ce qui convient." 

p. 57 : "C'est là que nos ancêtres se sont montrés géniaux : à l'univers d'ombre délibérément créé en délimitant un espace rigoureusement vide, ils ont su conférer une qualité esthétique supérieure à celle de n'importe quelle fresque ou décoration."

p. 77 : "De même qu'une pierre phosphorescente qui, placée dans l'obscurité, émet un rayonnement, perd, exposée au plein jour, toute sa fascination de joyau précieux, de même le beau perd son existence si l'on supprime les effets d'ombre."  

p. 91 : "un haut-parleur est un fléau en soi".


mardi 12 décembre 2023

Biély (soleil)

Biély, Petersbourg [1916-1922], traduction Nivat-Catteau, chap. 5 :

"Le soleil glissa un œil et lança mille petites torches en forme de glaives ; l’antique titan aux mille bras d’or illuminait les clochers, les flèches, les toits, et aussi ce front aux veines sclérosées qui s’appuyait contre la vitre ; là-bas le titan aux mille bras se lamentait muettement sur sa solitude : « Venez, accourez vers l’antique soleil. »

Mais le soleil sembla à Nicolas Apollonovitch une gigantesque tarentule aux mille pattes, se ruant sur la terre dans une frénésie folle…

Il plissa les yeux, car tout venait de s’enflammer : l’abat-jour répandit mille améthystes ; et mille étincelles coururent sur l’aile d’un petit Amour doré ; s’enflamma la surface des miroirs : l’un d’eux était fendu."


Bove (jardins)

Bove, Un autre ami (début) : 

"Je préfère les jardins anglais aux jardins français. Ce n'est pas que l'ordre et l'harmonie me répugnent, ni que l'imitation de la nature m'enchante, c'est tout simplement que j'aime à ne pas savoir exactement où je suis. Les jardins anglais sont mystérieux. Il y a des cascades, des allées inconnues. Bien que l'on se retrouve vite à son point de départ, on a, pendant quelques instants, l'illusion délicieuse de se perdre." 


lundi 11 décembre 2023

Céard (odeurs)

Céard, Terrains à vendre au bord de la mer chap. 3 p. 102-103 

"Il avait disséqué des baleines, les pieds dans le sang, le nez dans la puanteur. Pendant quinze jours, de passage à bord d'un morutier d'Islande, il n'avait point souffert des exhalaisons des poissons éventrés et en tas.

Toutes les mauvaises odeurs de l'univers lui étaient montées aux narines : celle de l'Arabe sous sa tente, de l'Esquimau sous sa hutte, du Chinois dans ses villes, du Juif dans la Terre Sainte ; et il affrontait celle du Breton.

Mais indifférent aux putréfactions des maladies, dans les hôpitaux, sans répugnance au milieu des miasmes des contagions et de la méphitique décomposition des cadavres d'hommes et de bêtes, il ne pouvait cependant supporter sans haut-le-coeur les émanations de la stupidité bourgeoise qui, seules, lui paraissaient irrespirables."


dimanche 10 décembre 2023

Céard (impersonnels)

Céard, Une belle Journée, I : 

"Enfin, au bout d'une avenue noire, des globes de verre dépoli dessinèrent dans la nuit un demi-cercle de lumières rondes. Des sergents de ville furent aperçus, immobiles dans leur capote, de chaque côté d'une porte vitrée dont les vantaux battaient et rebattaient sans cesse. Des portières se fermaient avec bruit. Des burnous, des châles passaient, enveloppant des femmes saluées par les casquettes des commissionnaires. Un tumulte de voix s'élevait, dominé par la mélodie essoufflée d'un piston jouant la coda d'une mazurque. C'était le Salon des Familles. Ils entrèrent."