samedi 27 juillet 2024

Pessoa (public et raison)

Pessoa, Un singulier regard, III, "Maturité" : 

"Je suis, en premier lieu, un raisonneur et, ce qui est pire, un raisonneur minutieux et analytique. Or le public est incapable de suivre un raisonnement, et il est tout aussi incapable d’accorder son attention à une analyse. Je suis, en second lieu, un analyseur qui cherche, autant qu’il le peut, à découvrir la vérité. Or le public ne veut pas de la vérité, mais du mensonge qui lui plaira le plus. Il faut ajouter que la vérité – en toute chose, mais plus encore dans le domaine social – est toujours complexe. Or le public ne comprend rien aux idées complexes. On ne peut lui donner que des idées simples, de vagues généralités, autrement dit des mensonges, même si on part de vérités ; car présenter comme simple ce qui est complexe, présenter sans distinctions ce qu’il conviendrait de distinguer, être général là où il faudrait particulariser, pour bien définir, et être vague là où il faudrait la précision – tout cela est nécessaire pour mentir. Je suis, en troisième lieu, et justement parce que je recherche la vérité, aussi impartial que je puis l’être. Or le public, soumis intimement à des sentiments et non à des idées, est organiquement partial. Par conséquent, c’est non seulement le ton même de l’impartialité qui lui déplaît ou l’ennuie, étant trop éloigné de sa nature, mais ce qui l’offense plus encore, c’est tout ce que l’impartialité comporte de concessions, de restrictions et de distinctions."


vendredi 26 juillet 2024

Musil (pensées)

Musil, L'Homme sans qualités, 1, § 28 : 

"On sait que les médecins ont découvert aux pensées la faculté de résoudre et de distraire les conflits qui pullulent et s’emmêlent maladivement dans les régions sourdes du moi ; cette faculté ne repose probablement sur rien d’autre que sur la nature sociale et extérieure des pensées, qui tendent à relier l’individu aux autres hommes et aux choses ; malheureusement ce qui leur donne ce salubre pouvoir semble être aussi ce qui diminue leur qualité d’événement personnel. "


jeudi 25 juillet 2024

Roubaud (casquette)

Roubaud, La Bibliothèque de Warburg (incises du chapitre 3) :

"Pourquoi, me suis-je donc dit, un jour d’hiver, à Dijon, ne me permettrais-je pas le luxe de la singularité d’une casquette ? Aussitôt pensé comme je viens de dire, aussitôt appliquant la maxime shakespearienne « there is a tide in the affairs of man …», j’entrai dans une vieille boutique d’une vieille rue de la ville, et fit l’acquisition séance tenante d’une casquette genre ‘retraité de l’EDF’ qui fit mon bonheur pendant de nombreuses années. Je la revois encore distinctement. Elle était grise, d’un gris décidé mais sans ostentation, ni ‘perle’ ni ‘trompe d’éléphant’, ni ‘cheveu de cinquantenaire’; strictement terne, légère mais tenant bien au crâne. Sa protection contre les intempéries et le refroidissement était plus morale que pratique, mais elle me convint."


mercredi 24 juillet 2024

Ionesco (influences)

Ionesco, Entre la vie et le rêve (Entretiens avec Claude Bonnefoy) § "La découverte" : 

"On m'avait dit que j'étais influencé par Strindberg. Alors j'ai lu le théâtre de Strindberg et j'ai dit : « En effet, je suis influencé par Strindberg. » On m'avait dit que j'étais influencé par Vitrac. Alors j'ai lu Vitrac et j'ai dit : « En effet, je suis influencé par Vitrac. » On m'avait dit que j'étais influencé par Feydeau et Labiche. Alors j'ai lu Feydeau et Labiche et j'ai dit : « En effet, je suis influencé par Feydeau et Labiche. » C'est ainsi que j'ai fait ma culture théâtrale. Pourtant, si j'ai été « influencé » par ces auteurs sans les avoir connus, cela veut dire tout simplement qu'un individu n'est pas seul. On croit à tort que, consciemment, délibérément, les gens décident de faire ou de ne pas faire certaines choses. En réalité, les préoccupations, les obsessions, les problèmes universels sont en nous et tous nous les retrouvons les uns après les autres. La grande erreur de la littérature comparée – du moins telle qu'elle était pratiquée il y a vingt ans – était de penser que les influences sont conscientes et même de penser que les influences existent. Or très souvent les influences n'existent pas. Les choses simplement sont là. Nous sommes plusieurs à réagir d'une même façon. Nous sommes à la fois libres et déterminés."


mardi 23 juillet 2024

Musil (mystiques)

Musil, L'Homme sans qualités t. 2 chap. 1, trad. Jaccottet, Le Livre de Poche p. 5 : 

"[…] les descriptions que ces hommes et que ces femmes des siècles passés ont laissées de leur naufrage en Dieu […] ils parlent d’un éclat surabondant. D’une étendue infinie, d’un infini royaume de lumière. D’une unité flottante du monde et des pouvoirs de l’âme. D’un élan merveilleux et indescriptible du cœur. De cognitions si rapides que tout y est instantané, et pareilles à des gouttes de feu tombant dans le monde. D’autre part, ils parlent d’un oubli absolu, d’une non-intelligence, même d’une abolition des choses. Ils parlent d’un repos immense, dérobé à toutes les passions. D’un mutisme soudain. D’un effacement des pensées et des intentions. D’un aveuglement dans lequel ils voient clair, d’une clarté dans laquelle ils sont morts et surnaturellement vivants. Ils appellent cela une agonie* et affirment pourtant vivre plus pleinement que jamais : ne sont-ce pas là, encore qu’enveloppées dans l’obscurité flamboyante de l’expression, les sensations mêmes que l’on éprouve aujourd’hui quand par hasard le cœur (avide et rassasié, comme ils disent !) pénètre dans ces régions utopiques qui s’étendent quelque part et nulle part entre une tendresse infinie et une infinie solitude ?"

* [NdT] littéralement : "cessation du devenir", dé-vivre (Entwerden)


lundi 22 juillet 2024

Pessoa (oiseau)

Pessoa, Le Gardeur de troupeau, trad. Guibert, Gallimard, 1960


"Plutôt le vol de l’oiseau qui passe sans laisser de trace, 

que le passage de l’animal, dont l’empreinte reste sur le sol. 

L’oiseau passe et oublie, et c’est ainsi qu’il doit en être. 

L’animal, là où il a cessé d’être et qui, partant, ne sert à rien, 

montre qu’il y fut naguère, ce qui ne sert à rien non plus.


Le souvenir est une trahison envers la Nature,

parce que la Nature d’hier n’est pas la Nature.

Ce qui fut n’est rien, et se souvenir c’est ne pas voir.


Passe, oiseau, passe, et apprends-moi à passer !"


dimanche 21 juillet 2024

Musil (justifications)

Musil, L'Homme sans qualités t. 1 § 72 trad. Jaccottet : 

"Toutes les idéologies de profession sont évidemment nobles ; les chasseurs, par exemple, bien loin de s’intituler bouchers des forêts, se proclament très haut amis officiels des animaux et de la nature, de même que les commerçants défendent le principe du profit honorable et que les voleurs, à leur tour, adoptent le dieu des commerçants, à savoir le distingué promoteur de la concorde universelle, l’international Mercure. Il ne faut donc pas faire trop de cas de la forme que prend une activité quelconque dans la conscience de ceux qui l’exercent."


Alle Berufsideologien sind edel, und die Jäger zum Beispiel sind weit davon entfernt, sich die Fleischer des Waldes zu nennen, nennen sich vielmehr den weidgerechten Freund der Tiere und der Natur, ebenso wie die Kaufleute den Grundsatz des ehrbaren Nutzens hegen und die Diebe den Gott der Kaufleute, nämlich den vornehmen und völkerbindend internationalen Merkur, auch den ihren nennen. Auf die Darstellung einer Tätigkeit im Bewußtsein derer, die sie ausüben, ist also nicht allzuviel zu geben.