Pessoa, Un singulier regard, III, "Maturité" :
"Je suis, en premier lieu, un raisonneur et, ce qui est pire, un raisonneur minutieux et analytique. Or le public est incapable de suivre un raisonnement, et il est tout aussi incapable d’accorder son attention à une analyse. Je suis, en second lieu, un analyseur qui cherche, autant qu’il le peut, à découvrir la vérité. Or le public ne veut pas de la vérité, mais du mensonge qui lui plaira le plus. Il faut ajouter que la vérité – en toute chose, mais plus encore dans le domaine social – est toujours complexe. Or le public ne comprend rien aux idées complexes. On ne peut lui donner que des idées simples, de vagues généralités, autrement dit des mensonges, même si on part de vérités ; car présenter comme simple ce qui est complexe, présenter sans distinctions ce qu’il conviendrait de distinguer, être général là où il faudrait particulariser, pour bien définir, et être vague là où il faudrait la précision – tout cela est nécessaire pour mentir. Je suis, en troisième lieu, et justement parce que je recherche la vérité, aussi impartial que je puis l’être. Or le public, soumis intimement à des sentiments et non à des idées, est organiquement partial. Par conséquent, c’est non seulement le ton même de l’impartialité qui lui déplaît ou l’ennuie, étant trop éloigné de sa nature, mais ce qui l’offense plus encore, c’est tout ce que l’impartialité comporte de concessions, de restrictions et de distinctions."