Pessoa, in Un singulier Regard § "Maturité" [1925 ?] :
"Le problème essentiel de la vie, c’est-à-dire celui de la réalité ou de la vérité, ne se pose pas, et ne peut pas se poser, dans les mêmes termes pour l’homme d’une intelligence supérieure et pour l’homme ordinaire. Le premier ne dispose pas, de toute évidence, de meilleurs éléments pour découvrir la vérité que le dernier des imbéciles. Il dispose, en revanche, de meilleurs éléments pour comprendre pourquoi on ne peut la découvrir. Mais si l’incroyance est le lot de tous les esprits supérieurs, chez qui la raison l’emporte sur le sentiment, et devient pour eux un stimulant, elle est absolument désastreuse chez les êtres inférieurs. Dépourvu de foi, de croyance, l’homme ordinaire se trouve réduit à l’état d’un animal ; mais doté d’une foi, d’une croyance, l’homme supérieur se rabaisse. D’où ce terrible paradoxe, dont se voit victime tout homme supérieur, à la fois sur le plan moral et intellectuel : car ne pas éprouver cette incroyance, c’est être inférieur, tout autant que la prêcher aux autres. L’être inférieur est incapable d’incroyance, parce que la croyance est un état organique chez les êtres instinctifs. C’est pourquoi l’incroyance, si elle tombe sur un sol aussi peu propice, conduit soit à un fanatisme à l’envers, soit à un matérialisme sans théorie, soit encore à la plus pure stupidité."