vendredi 16 août 2019

Berdiaeff (le mal)



Berdiaeff, Esprit et Liberté, Essai de philosophie chrétienne, 1928 : 
« C’est aux sommets de l'esprit, et non pas dans les bas-fonds de la matière, que le mal se manifesta pour la première fois. Le mal originel possède une nature spirituelle et il s'accomplit dans le monde spirituel. Le mal d'ici-bas, qui nous enchaîne au monde matériel, n'en est que la résultante. L'esprit qui se crut Dieu, et qui s'éleva orgueilleusement sur les hauteurs, tomba dans les basses régions de l'être. Le monde est un organisme hiérarchique dont toutes les parties sont liées entre elles, où tout ce qui s'accomplit sur les sommets se répercute dans les vallées. Ne pouvait se détacher de Dieu que toute l'âme du monde, embrassant en elle toute l'humanité, toute la création. Le mythe de Satan reflète symboliquement l'événement qui s'est déroulé au sommet même du monde spirituel, au plus haut degré de la hiérarchie de l'esprit.  C’est là que les ténèbres se condensèrent originellement, que pour la première fois la liberté donna une réponse négative à l’appel divin, au besoin que Dieu éprouve de l’amour de son autre lui-même ; c’est là que la création commença à s’affirmer elle-même et s’engagea dans la voie de l’isolement, de la division et de la haine. L’homme se détacha de Dieu avec toute la création, avec toute la hiérarchie universelle ; il fut séduit par les forces spirituelles. L’orgueil est la tentation d’un esprit supérieur qui veut se substituer à Dieu. »




Valéry (fictions et ordre)


Valéry : Préface aux Lettres Persanes Pléiade 1 p. 508-509 : 
"Une société s'élève de la brutalité jusqu'à l'ordre. Comme la barbarie est l'ère du fait, il est donc nécessaire que l'ère de l'ordre soit l'empire des fictions, - car il n'y a point de puissance capable de fonder l'ordre sur la seule contrainte des corps par les corps. Il y faut des forces fictives. L'ordre exige donc l'action de présence de choses absentes, et résulte de l'équilibre des instincts par les idéaux. Un système fiduciaire ou conventionnel se développe, qui introduit entre les hommes des liaisons et des obstacles imaginaires dont les effets sont bien réels. Ils sont essentiels à la société.
Peu à peu le sacré, le juste, le légal, le décent, le louable et leurs contraires se dessinent dans les esprits et se cristallisent. Le Temple, le Trône, le Tribunal, la Tribune, le Théâtre, monuments de la coordination, et comme les signaux géodésiques de l'ordre, émergent tour à tour. Le Temps lui-même s'orne : les sacrifices, les audiences, les spectacles fixent des heures et des dates collectives. Les rites, les formes, les coutumes, accomplissent le dressage des animaux humains, répriment ou mesurent leurs mouvements immédiats. Les reprises de leurs instincts farouches ou irréductibles se font peu à peu singulières et négligeables. Mais le tout ne subsiste que par la puissance des images et des mots. Il est indispensable à l'ordre qu'un homme se sente sur le point même d'être pendu quand il est sur le point de mériter de l'être. S'il n'accorde un grand crédit à cette image, bientôt tout s'écroule."


jeudi 15 août 2019

Chesterton (le passé et le futur)


Chesterton : Le monde comme il ne va pas, p. 27 : 
"L'avenir nous met à l'abri de la féroce compétition de nos aïeux. L'ancienne génération, et non pas la plus jeune, est là qui frappe à notre porte. [...] L'avenir est un mur blanc sur lequel chacun peut écrire son nom en lettres aussi grandes qu'il le souhaite. Je trouve le passé couvert de grimoires : Platon, Isaïe, Shakespeare, Michel-Ange ou Napoléon... Je peux rétrécir l'avenir à ma taille ; le passé, lui, se doit d'être aussi ample et aussi turbulent que l'humanité. Cette attitude moderne aboutit à ce que les hommes inventent de nouveaux idéaux parce qu'ils n'osent se mesurer aux anciens. Ils se tournent vers l'avenir avec enthousiasme, car ils ont peur de regarder en arrière."
“The future is a refuge from the fierce competition of our forefathers. The older generation, not the younger, is knocking at our door. […] The future is a blank wall on which every man can write his own name as large as he likes; the past I find already covered with illegible scribbles, such as Plato, Isaiah, Shakespeare, Michael Angelo, Napoleon. I can make the future as narrow as myself; the past is obliged to be as broad and turbulent as humanity. And the upshot of this modern attitude is really this: that men invent new ideals because they dare not attempt old ideals. They look forward with enthusiasm, because they are afraid to look back.”


mercredi 14 août 2019

Nietzsche : énergie (pro)créatrice


Nietzsche
 : Volonté de Puissance § 367 [Fragments Posth 1888] :

« La raison dans la vie. - Une chasteté relative, par principe, une grande circonspection dans les choses érotiques, même en pensée, cela peut faire partie de la raison supérieure dans la vie, même chez les natures abondantes et bien douées. C'est vrai surtout pour les artistes dont c'est la meilleure sagesse de la vie. Des voix que l'on ne saurait suspecter se sont déjà prononcées dans ce sens: je nomme Stendhal, Th. Gautier et aussi Flaubert. L'artiste est peut-être, par nature, nécessairement sensuel, émotif en général, accessible à tous les points de vue, allant au-devant de l'irritation, de toute espèce de suggestion. Malgré cela, sous l'empire de sa tâche, de sa volonté d'arriver à la maîtrise, il est généralement un homme sobre et même chaste. Son instinct dominant exige cela de lui: il ne lui permet pas de se dépenser de telle ou telle façon. C'est une seule et même force que l'on dépense dans la conception artistique et dans l'acte sexuel: il n'existe qu'une seule espèce de force. Succomber dans ce cas, se gaspiller, c'est dangereux pour l'artiste: cela trahit un manque d'instinct, plus généralement de volonté, cela peut être un signe de décadence, - cela déprécie en tous les cas son art jusqu'à un degré incalculable. »

mardi 13 août 2019

Proust (Elstir)


Proust : À l’Ombre des jeunes filles en fleurs [Elstir parle] : 
« Il n’y a pas d’homme si sage qu’il soit, me dit-il, qui n’ait à telle époque de sa jeunesse prononcé des paroles, ou même mené une vie, dont le souvenir ne lui soit désagréable et qu’il ne souhaiterait être aboli. Mais il ne doit pas absolument le regretter, parce qu’il ne peut être assuré d’être devenu un sage, dans la mesure où cela est possible, que s’il a passé par toutes les incarnations ridicules ou odieuses qui doivent précéder cette dernière incarnation-là. Je sais qu’il y a des jeunes gens, fils et petits-fils d’hommes distingués, à qui leurs précepteurs ont enseigné la noblesse de l’esprit et l’élégance morale dès le collège. Ils n’ont peut-être rien à retrancher de leur vie, ils pourraient publier et signer tout ce qu’ils ont dit, mais ce sont de pauvres esprits, descendants sans force de doctrinaires, et de qui la sagesse est négative et stérile. On ne reçoit pas la sagesse, il faut la découvrir soi-même après un trajet que personne ne peut faire pour nous, ne peut nous épargner, car elle est un point de vue sur les choses. Les vies que vous admirez, les attitudes que vous trouvez nobles n’ont pas été disposées par le père de famille ou par le précepteur, elles ont été précédées de débuts bien différents, ayant été influencées par ce qui régnait autour d’elles de mal ou de banalité. Elles représentent un combat et une victoire. Je comprends que l’image de ce que nous avons été dans une période première ne soit plus reconnaissable et soit en tous cas déplaisante. Elle ne doit pas être reniée pourtant, car elle est un témoignage que nous avons vraiment vécu, que c’est selon les lois de la vie et de l’esprit que nous avons, des éléments communs de la vie, de la vie des ateliers, des coteries artistiques s’il s’agit d’un peintre, extrait quelque chose qui les dépasse. »


lundi 12 août 2019

Jules Romains (viande)


Romains : Les Hommes de bonne volonté éd. Bouquins t. 2 
(Éros de Paris) p. 521-522 : 

[Haverkamp, au restaurant qu'il a soigneusement choisi pour sa viande]

« C'est un carré de filet de bœuf rôti saignant garni de pommes soufflées et de cresson. Ailleurs […] ce serait une petite masse irrégulière contournée avec des creux des minceurs, même des déchirures. […] Ce qui déjà rassasie son regard, c'est un véritable pavé de viande, quelque chose de réellement cubique : le couteau qui l'a taillé a pu conduire comme il lui plaisait, dans les six directions, des tranches parfaites, comme s'il n'avait rien à rencontrer qui ne fût pas de la viande absolue, rien à éviter ni à dissimuler ni à faire passer avec le reste ; comme s'il y avait près d'ici une profonde carrière de viande qui fût dans toute son épaisseur de la même qualité, du même grain ; le flanc ouvert d'une colline de viande qu'un carrier aux mains dégoulinantes n'aurait qu'à débiter suivant les dimensions choisies. Haverkamp est amoureux de cette parfaite viande rouge ; il la regarde trembler et saigner sous le couteau : pas un endroit où il faille appuyer davantage ou revenir, une résistance légère qui cède à point comme si elle était exactement calculée. Le dessus grillé à grand feu, et qui enveloppe la pulpe comme la croûte d'un gâteau.
Haverkamp mange cette chair, guère plus chaude, guère moins vivante que la sienne. Avant de fondre dans la bouche, elle ne demande aux mâchoires que le rien de travail qui les désennuie. Et même le pain craquant vient se faire broyer avec elle, pour augmenter un peu la résistance, pour absorber l'excès de saveur.
Il pense : « Voilà ma vraie nourriture, à moi. » Un organisme comme le sien l'accueille avec tellement d'aise, qu'on ne peut pas imaginer dans un recoin du corps un viscère, une glande, renâclant devant la besogne. A peine peut-on admettre qu'il y ait une besogne. Il y a changement de lieu, prise de possession, distribution. C'est de la chair toute faite d'avance qu'on se verse. Une simple transfusion de chair.
Pas une bribe qu'on ait le droit de dédaigner. Si gros que soit le pavé de viande rouge, le dernier morceau en sera écrasé, avalé avec la même allégresse. Quand la faim devient amoureuse, elle sait faire du rassasiement comme une forme surexcitée et pléthorique de l'appétit.
Haverkamp a conscience de s'améliorer. Oui, il devient « meilleur », dans un sens plus vaste que le sens moral. Il devient plus intelligent (non plus de lucidité, mais plus de morsure) ; il devient plus efficace ; et aussi plus généreux.
D'ailleurs le bien-être qu'il éprouve reste sans cruauté. Même sans parenté avec la violence. Plus près de la joie paisible. Haverkamp ne se doute pas une seconde que dans quelque civilisation future le mangeur de viande rouge, considéré comme un criminel, et étudié par les psychiatres, se cachera des autres hommes pour accomplir son forfait, et n'y pourra parvenir qu'en appelant dans son cerveau des images délirantes et qu'en vidant ses nerfs d'un seul coup. »