Romains : Les Hommes de bonne volonté éd. Bouquins t. 2
(Éros de Paris) p. 521-522 :
[Haverkamp, au restaurant qu'il a soigneusement choisi pour sa viande]
« C'est un carré de filet de bœuf rôti saignant garni de pommes soufflées et de cresson. Ailleurs […] ce serait une petite masse irrégulière contournée avec des creux des minceurs, même des déchirures. […] Ce qui déjà rassasie son regard, c'est un véritable pavé de viande, quelque chose de réellement cubique : le couteau qui l'a taillé a pu conduire comme il lui plaisait, dans les six directions, des tranches parfaites, comme s'il n'avait rien à rencontrer qui ne fût pas de la viande absolue, rien à éviter ni à dissimuler ni à faire passer avec le reste ; comme s'il y avait près d'ici une profonde carrière de viande qui fût dans toute son épaisseur de la même qualité, du même grain ; le flanc ouvert d'une colline de viande qu'un carrier aux mains dégoulinantes n'aurait qu'à débiter suivant les dimensions choisies. Haverkamp est amoureux de cette parfaite viande rouge ; il la regarde trembler et saigner sous le couteau : pas un endroit où il faille appuyer davantage ou revenir, une résistance légère qui cède à point comme si elle était exactement calculée. Le dessus grillé à grand feu, et qui enveloppe la pulpe comme la croûte d'un gâteau.
Haverkamp mange cette chair, guère plus chaude, guère moins vivante que la sienne. Avant de fondre dans la bouche, elle ne demande aux mâchoires que le rien de travail qui les désennuie. Et même le pain craquant vient se faire broyer avec elle, pour augmenter un peu la résistance, pour absorber l'excès de saveur.
Il pense : « Voilà ma vraie nourriture, à moi. » Un organisme comme le sien l'accueille avec tellement d'aise, qu'on ne peut pas imaginer dans un recoin du corps un viscère, une glande, renâclant devant la besogne. A peine peut-on admettre qu'il y ait une besogne. Il y a changement de lieu, prise de possession, distribution. C'est de la chair toute faite d'avance qu'on se verse. Une simple transfusion de chair.
Pas une bribe qu'on ait le droit de dédaigner. Si gros que soit le pavé de viande rouge, le dernier morceau en sera écrasé, avalé avec la même allégresse. Quand la faim devient amoureuse, elle sait faire du rassasiement comme une forme surexcitée et pléthorique de l'appétit.
Haverkamp a conscience de s'améliorer. Oui, il devient « meilleur », dans un sens plus vaste que le sens moral. Il devient plus intelligent (non plus de lucidité, mais plus de morsure) ; il devient plus efficace ; et aussi plus généreux.
D'ailleurs le bien-être qu'il éprouve reste sans cruauté. Même sans parenté avec la violence. Plus près de la joie paisible. Haverkamp ne se doute pas une seconde que dans quelque civilisation future le mangeur de viande rouge, considéré comme un criminel, et étudié par les psychiatres, se cachera des autres hommes pour accomplir son forfait, et n'y pourra parvenir qu'en appelant dans son cerveau des images délirantes et qu'en vidant ses nerfs d'un seul coup. »