jeudi 21 novembre 2024

Sartre (lecture)

Sartre, Les Mots, I, 'Lire'  :

"Anne-Marie me fit asseoir en face d’elle, sur ma petite chaise; elle se pencha, baissa les paupières, s’endormit. De ce visage de statue sortit une voix de plâtre. Je perdis la tête : qui racontait ? quoi ? et à qui ? Ma mère s’était absentée : pas un sourire, pas un signe de connivence, j’étais en exil. Et puis je ne reconnaissais pas son langage. Où prenait-elle cette assurance ? Au bout d’un instant j’avais compris : c’était le livre qui parlait. Des phrases en sortaient qui me faisaient peur : c’étaient de vrais mille-pattes, elles grouillaient de syllabes et de lettres, étiraient leurs diphtongues, faisaient vibrer les doubles consonnes ; chantantes, nasales, coupées de pauses et de soupirs, riches en mots inconnus, elles s’enchantaient d’elles-mêmes et de leurs méandres sans se soucier de moi : quelquefois elles disparaissaient avant que j’eusse pu les comprendre, d’autres fois j’avais compris d’avance et elles continuaient de rouler noblement vers leur fin sans me faire grâce d’une virgule. Assurément, ce discours ne m’était pas destiné. Quant à l’histoire, elle s’était endimanchée : le bûcheron, la bûcheronne et leurs filles, la fée, toutes ces petites gens, nos semblables, avaient pris de la majesté ; on parlait de leurs guenilles avec magnificence, les mots déteignaient sur les choses, transformant les actions en rites et les événements en cérémonies."


mercredi 20 novembre 2024

Cunningham (quotidien)

Cunningham, Les Heures p. 20 : 

"Clarissa apprécie simplement et sans raison particulière les maisons, l'église, l'homme et le chien. C'est infantile, elle le sait. Un manque d'acuité. Si elle devait l'exprimer en public (aujourd'hui, à son âge), cet amour singulier la rangerait dans la catégorie des dupes et des simples d'esprit, des chrétiens avec leurs guitares acoustiques, ou des épouses qui ont accepté de rester insignifiantes en échange de leur bien-être. Cet amour aveugle, toutefois, lui paraît parfaitement sérieux, comme si chaque chose dans le monde faisait partie d'une vaste et impénétrable intention et que chaque chose dans le monde possédât sa propre dénomination secrète, un nom que peut exprimer le langage, mais qui est simplement la vue de la chose en soi."


mardi 19 novembre 2024

Fernandez (Dominique) (perfection méthodique)

Fernandez (D.), Ramon Livre de Poche p. 508 : 

"Rendant compte du livre de mémoires du comte allemand Harry Kessler, Souvenirs d'un Européen, il  [Ramon Fernandez] souligne ce qui distingue la culture anglaise et la culture allemande. Kessler était allé parfaire en Angleterre son éducation. « A Ascot, il avait vu se former le caractère des jeunes gens appelés à diriger un vaste Empire et à forcer l'admiration de ceux-là mêmes qu'ils opprimaient. A Hambourg, rien de tel : un travail méthodique et patient, mais sans but ; aucune vue pratique sur les tâches qui incomberaient aux futurs maîtres de l'Allemagne. Etre Allemand, disait-on, c'est faire une chose pour elle-même. Ce qui aboutit à une sorte de perfection aveugle qu'on peut employer aux fins les plus folles et les plus périlleuses. » Je ne crois pas qu'il puisse y avoir de meilleure base à une définition du fanatisme nazi, que ce goût « de faire une chose pour elle-même », cette aspiration à « une sorte de perfection aveugle ». D'ailleurs, après la guerre, Robert Merle, dans son beau roman, La mort est won métier, fera la même analyse, en nous dépeignant, dans son héros le SS Rudolf, non un « monstre », mais un homme ordinaire, coupable seulement, par l'éducation qu'il a reçue, de n'avoir « aucune vue pratique » sur les tâches qui lui incombent ; il les exécute avec une « perfection aveugle », par esprit de pure soumission aux ordres venus d'en haut ; et plus tard, Jonathan Littell, dans Les Bienveillantes, brodera sa gigantesque fresque sur le même thème de la barbarie par docilité au Führer, à l'Etat, une docilité privée de sens, proprement absurde, contente de faire un chose « pour elle-même », cette chose serait-elle l'extermination de la race juive. Je suis heureux que RF, à la veille de son engagement dans le PPF, ait dénoncé cette culture de la méthode sans objet, et distingué, dans ce plaisir de la perfection mathématique, la racine intellectuelle du péril hitlérien."


lundi 18 novembre 2024

Amis (M.) (familles)

Amis (M.), 'Nouvelle carrière', in Eau lourde et autres nouvelles : 

"La deuxième femme de Sixsmith, qui se séparait de lui, était alcoolique, fille de deux alcooliques. Son amant actuel (ah, ces amants qui ne faisaient que passer dans sa vie !) était alcoolique. Pour compliquer les choses, Sixsmith expliqua en agitant son verre en direction du garçon que sa fille, issue d’un premier mariage, était alcoolique. Comment Sixsmith s’en sortait-il ? Malgré son âge, il avait, Dieu merci, trouvé l’amour dans les bras d’une femme qui aurait pu (jusque dans les tendances alcooliques) être sa fille. Leurs cocktails de crevettes arrivèrent, avec une carafe de gros rouge."


dimanche 17 novembre 2024

De Gaulle (chefs)

De Gaulle, Le Fil de l'Epée, 1° section 'De l'action de guerre' ch. 2, Plon p. 46 : 

"Le recrutement des chefs de valeur devient malaisé quand la paix se prolonge. Le profond ressort de l’activité des meilleurs et des forts est le désir d’acquérir la puissance. Sans doute, aucune puissance n’égale celle du chef de guerre et, tant que la probabilité d'avoir à l’exercer quelque jour apparaît aux âmes vigoureuses, les peuples de traditions militaires parviennent à encadrer leurs troupes de chefs dignes de l’être. Mais, dans une génération qui ne croit plus avoir à combattre, bien peu d’hommes, parmi les meilleurs, s’en tiennent à la carrière des armes, d’autant qu’une époque pacifique n’accorde qu’une situation morale et matérielle restreinte aux soldats qu’elle juge peu utiles. Les volontés fortes, les esprits hardis, les caractères trempés se portent alors naturellement vers les voies qui mènent à la puissance et à la considération."