samedi 23 novembre 2024

Péguy (Mounet-Sully)

Péguy, Les suppliants parallèles (O.C. t. 2, 1920) (Wikisource) :

"Nous devons éternellement respecter les émotions d’art que nous avons une fois reçues. Quel homme de ma génération, jeune alors, ne se rappelle, comme une initiation sacrée, le scéniquement somptueux commencement de la tragédie dans sa version française, et Mounet debout au plus haut des marches, à droite, recevant comme un Dieu la supplication de tout un peuple. Ce peuple, vous me le dites, était un peuple de figurants. D’où prenez-vous que dans le monde moderne les figurants de théâtre, par leur situation sociale (ἕδρα), ne soient pas excellemment disposés à devenir les représentants, les images des suppliants de l’antiquité. C’est comme si vous disiez que M. Mounet-Sully n’est pas un roi du monde moderne, et ainsi n’est pas éminemment désigné, par sa situation sociale même, pour devenir une image, un représentant des rois de l’antiquité. Nous avons encore le timbre rocheux et beurré de sa voix sonnant dans nos mémoires :

Enfants, du vieux Cadmus jeune postérité,

Pourquoi vers ce palais vos cris ont-ils monté,…

Il avait un manteau blanc superbe où il se drapait comme un ancien, mieux qu’un ancien, car nous n’avons jamais vu d’ancien se draper, et le moindre de ses gestes est demeuré intact dans la mémoire de nos regards."


+ cet extrait de

https://fresques.ina.fr/en-scenes/fiche-media/Scenes00497/la-comedie-francaise-joue-peguy-chez-le-pape.html

"… dans les dernières décennies du XIXe siècle, il y eut plusieurs tentatives (dès 1869) de faire revivre un lieu unique, le théâtre antique d'Orange, en tant que lieu de représentation. La plus belle d'entre elles fut en 1888, lorsque vint la Comédie-Française, avec Julia Bartet dans le rôle-titre d'Antigone de Sophocle et surtout le tragédien Mounet-Sully pour jouer Œdipe-Roi toujours de Sophocle. Ce fut un triomphe pour l'acteur et l'impulsion véritable qui assit le rendez-vous estival des Chorégies d'Orange. Péguy assista à la représentation d'Œdipe-Roi d'août 1894, toujours avec Mounet-Sully dans le rôle-titre. Il fut sensible à l'atmosphère quasi mystique dans laquelle fut donnée la représentation, et sensible au lien théâtre-religion, fondamental dans la Grèce antique, mais aussi au Moyen-âge."


vendredi 22 novembre 2024

Duncan (Mounet-Sully)

Duncan, Ma Vie, traduction Allary, Folio p.  ? :

"Le deuxième acte commença, et la grande tragédie se déroula devant nous. Après la confiance du jeune roi triomphant vinrent les premiers doutes, les premières inquiétudes. Le désir passionné de savoir la vérité à tout prix, puis la crise suprême. Alors Mounet-Sully dansa. Je voyais enfin ce que j'avais toujours rêvé, la grande figure héroïque de la danse. Nouvel entracte. Je regardai Raymond. Il était pâle, ses yeux brûlaient. Troisième acte. Rien ne saurait le décrire. Seuls ceux qui l'ont vu, ceux qui ont vu le grand Mounet-Sully, peuvent comprendre ce que nous éprouvâmes. Quand, dans le mouvement final d'angoisse superbe, dans son délire, et dans son paroxysme d'horreur, l'horreur du péché et de l'orgueil blessé, quand, après avoir arraché ses yeux de leur orbite, il comprend qu'il ne verra jamais plus la lumière du jour et que, ayant appelé ses enfants près de lui, il fait sa dernière sortie, alors la vaste salle du Trocadéro, les six mille spectateurs, furent secoués de sanglots. Nous descendîmes, Raymond et moi, l'interminable escalier avec tant de lenteur et tellement à contrecoeur que les gardes durent nous mettre dehors. C'est alors que je compris que je venais de recevoir la grande révélation de l'art. Désormais, je connaissais ma route. Nous rentrâmes à pied, ivres d'inspiration, et pendant des semaines nous vécûmes sur cette impression. J'étais loin de penser qu'un jour je danserais sur la scène aux côtés du grand Mounet." 


jeudi 21 novembre 2024

Sartre (lecture)

Sartre, Les Mots, I, 'Lire'  :

"Anne-Marie me fit asseoir en face d’elle, sur ma petite chaise; elle se pencha, baissa les paupières, s’endormit. De ce visage de statue sortit une voix de plâtre. Je perdis la tête : qui racontait ? quoi ? et à qui ? Ma mère s’était absentée : pas un sourire, pas un signe de connivence, j’étais en exil. Et puis je ne reconnaissais pas son langage. Où prenait-elle cette assurance ? Au bout d’un instant j’avais compris : c’était le livre qui parlait. Des phrases en sortaient qui me faisaient peur : c’étaient de vrais mille-pattes, elles grouillaient de syllabes et de lettres, étiraient leurs diphtongues, faisaient vibrer les doubles consonnes ; chantantes, nasales, coupées de pauses et de soupirs, riches en mots inconnus, elles s’enchantaient d’elles-mêmes et de leurs méandres sans se soucier de moi : quelquefois elles disparaissaient avant que j’eusse pu les comprendre, d’autres fois j’avais compris d’avance et elles continuaient de rouler noblement vers leur fin sans me faire grâce d’une virgule. Assurément, ce discours ne m’était pas destiné. Quant à l’histoire, elle s’était endimanchée : le bûcheron, la bûcheronne et leurs filles, la fée, toutes ces petites gens, nos semblables, avaient pris de la majesté ; on parlait de leurs guenilles avec magnificence, les mots déteignaient sur les choses, transformant les actions en rites et les événements en cérémonies."


mercredi 20 novembre 2024

Cunningham (quotidien)

Cunningham, Les Heures p. 20 : 

"Clarissa apprécie simplement et sans raison particulière les maisons, l'église, l'homme et le chien. C'est infantile, elle le sait. Un manque d'acuité. Si elle devait l'exprimer en public (aujourd'hui, à son âge), cet amour singulier la rangerait dans la catégorie des dupes et des simples d'esprit, des chrétiens avec leurs guitares acoustiques, ou des épouses qui ont accepté de rester insignifiantes en échange de leur bien-être. Cet amour aveugle, toutefois, lui paraît parfaitement sérieux, comme si chaque chose dans le monde faisait partie d'une vaste et impénétrable intention et que chaque chose dans le monde possédât sa propre dénomination secrète, un nom que peut exprimer le langage, mais qui est simplement la vue de la chose en soi."


mardi 19 novembre 2024

Fernandez (Dominique) (perfection méthodique)

Fernandez (D.), Ramon Livre de Poche p. 508 : 

"Rendant compte du livre de mémoires du comte allemand Harry Kessler, Souvenirs d'un Européen, il  [Ramon Fernandez] souligne ce qui distingue la culture anglaise et la culture allemande. Kessler était allé parfaire en Angleterre son éducation. « A Ascot, il avait vu se former le caractère des jeunes gens appelés à diriger un vaste Empire et à forcer l'admiration de ceux-là mêmes qu'ils opprimaient. A Hambourg, rien de tel : un travail méthodique et patient, mais sans but ; aucune vue pratique sur les tâches qui incomberaient aux futurs maîtres de l'Allemagne. Etre Allemand, disait-on, c'est faire une chose pour elle-même. Ce qui aboutit à une sorte de perfection aveugle qu'on peut employer aux fins les plus folles et les plus périlleuses. » Je ne crois pas qu'il puisse y avoir de meilleure base à une définition du fanatisme nazi, que ce goût « de faire une chose pour elle-même », cette aspiration à « une sorte de perfection aveugle ». D'ailleurs, après la guerre, Robert Merle, dans son beau roman, La mort est won métier, fera la même analyse, en nous dépeignant, dans son héros le SS Rudolf, non un « monstre », mais un homme ordinaire, coupable seulement, par l'éducation qu'il a reçue, de n'avoir « aucune vue pratique » sur les tâches qui lui incombent ; il les exécute avec une « perfection aveugle », par esprit de pure soumission aux ordres venus d'en haut ; et plus tard, Jonathan Littell, dans Les Bienveillantes, brodera sa gigantesque fresque sur le même thème de la barbarie par docilité au Führer, à l'Etat, une docilité privée de sens, proprement absurde, contente de faire un chose « pour elle-même », cette chose serait-elle l'extermination de la race juive. Je suis heureux que RF, à la veille de son engagement dans le PPF, ait dénoncé cette culture de la méthode sans objet, et distingué, dans ce plaisir de la perfection mathématique, la racine intellectuelle du péril hitlérien."


lundi 18 novembre 2024

Amis (M.) (familles)

Amis (M.), 'Nouvelle carrière', in Eau lourde et autres nouvelles : 

"La deuxième femme de Sixsmith, qui se séparait de lui, était alcoolique, fille de deux alcooliques. Son amant actuel (ah, ces amants qui ne faisaient que passer dans sa vie !) était alcoolique. Pour compliquer les choses, Sixsmith expliqua en agitant son verre en direction du garçon que sa fille, issue d’un premier mariage, était alcoolique. Comment Sixsmith s’en sortait-il ? Malgré son âge, il avait, Dieu merci, trouvé l’amour dans les bras d’une femme qui aurait pu (jusque dans les tendances alcooliques) être sa fille. Leurs cocktails de crevettes arrivèrent, avec une carafe de gros rouge."


dimanche 17 novembre 2024

De Gaulle (chefs)

De Gaulle, Le Fil de l'Epée, 1° section 'De l'action de guerre' ch. 2, Plon p. 46 : 

"Le recrutement des chefs de valeur devient malaisé quand la paix se prolonge. Le profond ressort de l’activité des meilleurs et des forts est le désir d’acquérir la puissance. Sans doute, aucune puissance n’égale celle du chef de guerre et, tant que la probabilité d'avoir à l’exercer quelque jour apparaît aux âmes vigoureuses, les peuples de traditions militaires parviennent à encadrer leurs troupes de chefs dignes de l’être. Mais, dans une génération qui ne croit plus avoir à combattre, bien peu d’hommes, parmi les meilleurs, s’en tiennent à la carrière des armes, d’autant qu’une époque pacifique n’accorde qu’une situation morale et matérielle restreinte aux soldats qu’elle juge peu utiles. Les volontés fortes, les esprits hardis, les caractères trempés se portent alors naturellement vers les voies qui mènent à la puissance et à la considération."