Péguy, Les suppliants parallèles (O.C. t. 2, 1920) (Wikisource) :
"Nous devons éternellement respecter les émotions d’art que nous avons une fois reçues. Quel homme de ma génération, jeune alors, ne se rappelle, comme une initiation sacrée, le scéniquement somptueux commencement de la tragédie dans sa version française, et Mounet debout au plus haut des marches, à droite, recevant comme un Dieu la supplication de tout un peuple. Ce peuple, vous me le dites, était un peuple de figurants. D’où prenez-vous que dans le monde moderne les figurants de théâtre, par leur situation sociale (ἕδρα), ne soient pas excellemment disposés à devenir les représentants, les images des suppliants de l’antiquité. C’est comme si vous disiez que M. Mounet-Sully n’est pas un roi du monde moderne, et ainsi n’est pas éminemment désigné, par sa situation sociale même, pour devenir une image, un représentant des rois de l’antiquité. Nous avons encore le timbre rocheux et beurré de sa voix sonnant dans nos mémoires :
Enfants, du vieux Cadmus jeune postérité,
Pourquoi vers ce palais vos cris ont-ils monté,…
Il avait un manteau blanc superbe où il se drapait comme un ancien, mieux qu’un ancien, car nous n’avons jamais vu d’ancien se draper, et le moindre de ses gestes est demeuré intact dans la mémoire de nos regards."
+ cet extrait de
"… dans les dernières décennies du XIXe siècle, il y eut plusieurs tentatives (dès 1869) de faire revivre un lieu unique, le théâtre antique d'Orange, en tant que lieu de représentation. La plus belle d'entre elles fut en 1888, lorsque vint la Comédie-Française, avec Julia Bartet dans le rôle-titre d'Antigone de Sophocle et surtout le tragédien Mounet-Sully pour jouer Œdipe-Roi toujours de Sophocle. Ce fut un triomphe pour l'acteur et l'impulsion véritable qui assit le rendez-vous estival des Chorégies d'Orange. Péguy assista à la représentation d'Œdipe-Roi d'août 1894, toujours avec Mounet-Sully dans le rôle-titre. Il fut sensible à l'atmosphère quasi mystique dans laquelle fut donnée la représentation, et sensible au lien théâtre-religion, fondamental dans la Grèce antique, mais aussi au Moyen-âge."