samedi 18 juin 2022

Comte (société)

Comte, Système de politique positive (1854) :

"Il n'est pas question de nier la puissance de l'instinct qui attache l'individu à lui-même, ni même de nier la prépondérance naturelle, fixée dans notre chair, de l'instinct individuel sur l'instinct sympathique ou généreux. Mais il n'est pas question non plus de soutenir que la société, n'étant faite que d'individus, n'a de réalité que le nom qui la désigne, et que le bien public n'est jamais que le bonheur privé bien compris. Pour tenir à la fois les deux bouts de la chaîne, il faut considérer le développement réel de l'homme, par une largeur de vue que rend possible ce développement même.

Alors on verra que si l'homme n'a pas d'abord été capable, en raison de la très grande énergie de l'instinct qui attache l'individu à lui-même et à ses propres vues, de comprendre ce qu'il doit à ses contemporains et à ses prédécesseurs, le développement de son intelligence lui permet désormais de saisir comme une vérité criante que l'individu humain n'existe pas. Car, l'individu, exemplaire de notre espèce biologique, n'est pas, comme tel, un homme, mais un animal. Ce qui fait homme l'individu, ce n'est pas l'individu lui-même, réduit à lui-même, mais le langage, la pensée, le savoir et le savoir-faire, toutes choses qui viennent non de lui-même, mais de la société de ses contemporains et de ses prédécesseurs. Dire qu'il n'existe que l'Humanité, comprise comme la société passée, présente et future, et que l'idée d'individu n'est qu'une abstraction de notre intelligence, c'est proclamer une vérité si évidente qu'on peut s'étonner qu'elle puisse passer pour un paradoxe."



jeudi 16 juin 2022

Proudhon (société)

Proudhon, Système des contradictions économiques (1846, vol. 1) : 

"Pour le véritable économiste, la société est un être vivant, doué d'une intelligence et d'une activité propres, régi par des lois spéciales que l'observation seule découvre, et dont l'existence se manifeste, non sous une forme physique, mais par le concert et l'intime solidarité de tous ses membres. Ainsi lorsque tout à l'heure, sous l'emblème d'un dieu de la fable, nous faisions l'allégorie de la société, notre langage n'avait au fond rien de métaphorique ; c'était l'être social, unité organique et synthétique, auquel nous venions de donner un nom. Aux yeux de quiconque a réfléchi sur les lois du travail et de l'échange, [...] la réalité, j'ai presque dit la personnalité, de l'homme collectif, est aussi certaine que la réalité et la personnalité de l'homme individu. Toute la différence est que celui-ci se présente aux sens sous l'aspect d'un organisme dont les parties sont en cohérence matérielle, circonstance qui n'existe pas dans la société. Mais l'intelligence, la spontanéité, le développement, la vie, tout ce qui constitue au plus haut degré la réalité de l'être, est aussi essentiel à la société qu'à l'homme."



Diderot + Bloy (pensées)

Diderot, Le Neveu de Rameau O. C. t. X p. 299-300) : 

"Je m'entretiens avec moi-même de politique, d'amour, de goût ou de philosophie. J'abandonne mon esprit à tout son libertinage. Je le laisse maître de suivre la première idée sage ou folle qui se présente, comme on voit dans l'allée de Foy nos jeunes dissolus marcher sur les pas d'une courtisane à l'air éventé, au visage riant, au nez retroussé, quitter celle-ci pour une autre, les attaquant toutes et ne s'attachant à aucune. Mes pensées, ce sont mes catins."


Bloy,  Belluaires et porchers IX p. 115 : 

"On en pensera tout ce qu'on voudra, mais j'ai cette coutume, avant d'aborder n'importe quel sujet pouvant être exploité par l'entendement, d'écouter attentivement ce qui sonne dans mon imagination - persuadé que chaque heure de la vie intellectuelle évolue dans une vibration spéciale dont il n'est pas possible de s'évader sans insanité.

Les idées s'invoquent et se confédèrent mystérieusement selon la loi des similitudes. Si l'austérité proverbiale de notre littérature pouvait s'accommoder d'une métaphore, je nommerais cela le raccrochage prostitutionnel des entéléchies vagabondes."



mercredi 15 juin 2022

Kundera (rythme)

Kundera, L’Art du ooman VI, pp. 182-3 :

"Rythme. J’ai horreur d’entendre le battement de mon cœur qui me rappelle sans cesse que le temps de ma vie est compté. C’est pourquoi j’ai toujours vu dans les barres de mesure qui jalonnent les partitions quelque chose de macabre. Mais les plus grands maîtres du rythme ont su faire taire cette régularité monotone et prévisible et transformer leur musique en un petit enclos de “temps hors du temps”. Les grands polyphonistes : la pensée contrapunctique, horizontale, affaiblit l’importance de la mesure. Beethoven : dans sa dernière période, on distingue à peine les mesures, tellement, surtout dans les mouvements lents, le rythme est compliqué. Mon admiration pour Olivier Messiaen : grâce à sa technique de petites valeurs rythmiques ajoutées ou retirées, il invente une structure temporelle imprévisible et incalculable. Idée reçue : le génie du rythme se manifeste par la régularité bruyamment soulignée. Erreur. L’assommant primitivisme rythmique du rock : le battement du cœur est amplifié pour que l’homme n’oublie pas une seconde sa marche vers la mort."



mardi 14 juin 2022

Cavafy (sublimation)

Cavafy  trad. Yourcenar & Dimaras, éd. Poésie-Gallimard p. 174 :

"LEUR ORIGINE 

Leur plaisir défendu s'est accompli. Ils se sont levés du lit et s'habillent hâtivement sans parler. Ils sortent furtivement de la maison, et, comme ils marchent un peu inquiets dans la rue, ils semblent craindre que quelque chose sur eux ne trahisse à quel genre d'amour ils viennent de se livrer.

Mais combien l'artiste y gagne ! Demain, après-demain, ou dans des années, il écrira les puissants poèmes dont l'origine est ici."



lundi 13 juin 2022

Walser (// Rousseau)

Walser (Robert), Lettre d'un poète à un Monsieur, in Petits textes poétiques, Gallimard, trad. Nicole Taubes : 

"Ma vie deviendrait un tourment si je devais être décent, distingué, élégant. L’élégance est mon ennemie et je me lancerais plutôt dans un jeûne de trois jours que de m’empêtrer dans la hasardeuse entreprise d’esquisser une courbette. Ce n’est pas là, Monsieur, l’orgueil qui parle mais un sens très développé de l’harmonie et de mes aises. Pourquoi devrais-je être ce que je ne suis pas et renoncer à être ce que je suis ? Ce serait de la sottise. Si je suis ce que je suis, je m’en contente ; alors, pas de discordance, autour de moi, tout est bien.[...] J’apprécie hautement ce que je suis, si chétif et pauvre cela fût-il. Je tiens l’envie pour stupide. L’envie est une sorte de monomanie. Que chacun respecte la situation où il est : c’est le meilleur service à rendre à tous. En outre je redoute l’influence que vous pourriez exercer sur moi ; autrement dit, je crains l’inutile surcroît de travail intérieur qu’il me faudrait fournir pour me garder de votre influence. C’est pourquoi je ne cours pas après des gens à connaître, je n’en ai pas les moyens. Faire une nouvelle connaissance : c’est toujours à tout le moins une dose de travail, or, comme je me suis déjà permis de vous le dire, j’aime mes aises. On est toujours irrévérencieux quand on dit la vérité. J’aime les étoiles et l’astre lunaire est mon secret ami. Le ciel est au-dessus de moi. Tant que je vivrai, je ne perdrai pas l’habitude d’élever mon regard vers lui. J’ai les pieds sur la terre : elle est mon point d’appui. Les heures plaisantent avec moi, et moi avec elles. Je ne saurais imaginer plus précieux commerce. Le jour et la nuit sont toute ma société. Je suis à tu et à toi avec le soir et le matin."



dimanche 12 juin 2022

Flaubert (prostitution)

Flaubert, lettre à Louise Colet, Croisset, mercredi, minuit (1er juin 1853), éd. Conard p. 217 :

"C'est peut-être un goût pervers, mais j'aime la prostitution et pour elle-même, indépendamment de ce qu'il y a en dessous. Je n'ai jamais pu voir passer aux feux du gaz une de ces femmes décolletées, sous la pluie, sans un battement de cœur, de même que les robes des moines avec leur cordelière à nœuds me chatouillent l'âme en je ne sais quels coins ascétiques et profonds. Il se trouve, en cette idée de la prostitution, un point d'intersection si complexe, luxure, amertume, néant des rapports humains, frénésie du muscle et sonnement d'or, qu'en y regardant au fond le vertige vient, et on apprend là tant de choses ! Et on est si triste ! Et on rêve si bien d'amour ! Ah ! faiseurs d'élégies, ce n'est pas sur des ruines qu'il faut aller appuyer votre coude, mais sur le sein de ces femmes gaies. Oui, il manque quelque chose à celui qui ne s'est jamais réveillé dans un lit sans nom, qui n'a pas vu dormir sur son oreiller une tête qu'il ne reverra plus, et qui, sortant de là au soleil levant, n'a pas passé les ponts avec l'envie de se jeter à l'eau, tant la vie lui remontait en rots du fond du cœur à la tête. Et quand ce ne serait que le costume impudent, la tentation de la chimère, l'inconnu, le caractère maudit, la vieille poésie de la corruption et de la vénalité !"