lundi 13 juin 2022

Walser (// Rousseau)

Walser (Robert), Lettre d'un poète à un Monsieur, in Petits textes poétiques, Gallimard, trad. Nicole Taubes : 

"Ma vie deviendrait un tourment si je devais être décent, distingué, élégant. L’élégance est mon ennemie et je me lancerais plutôt dans un jeûne de trois jours que de m’empêtrer dans la hasardeuse entreprise d’esquisser une courbette. Ce n’est pas là, Monsieur, l’orgueil qui parle mais un sens très développé de l’harmonie et de mes aises. Pourquoi devrais-je être ce que je ne suis pas et renoncer à être ce que je suis ? Ce serait de la sottise. Si je suis ce que je suis, je m’en contente ; alors, pas de discordance, autour de moi, tout est bien.[...] J’apprécie hautement ce que je suis, si chétif et pauvre cela fût-il. Je tiens l’envie pour stupide. L’envie est une sorte de monomanie. Que chacun respecte la situation où il est : c’est le meilleur service à rendre à tous. En outre je redoute l’influence que vous pourriez exercer sur moi ; autrement dit, je crains l’inutile surcroît de travail intérieur qu’il me faudrait fournir pour me garder de votre influence. C’est pourquoi je ne cours pas après des gens à connaître, je n’en ai pas les moyens. Faire une nouvelle connaissance : c’est toujours à tout le moins une dose de travail, or, comme je me suis déjà permis de vous le dire, j’aime mes aises. On est toujours irrévérencieux quand on dit la vérité. J’aime les étoiles et l’astre lunaire est mon secret ami. Le ciel est au-dessus de moi. Tant que je vivrai, je ne perdrai pas l’habitude d’élever mon regard vers lui. J’ai les pieds sur la terre : elle est mon point d’appui. Les heures plaisantent avec moi, et moi avec elles. Je ne saurais imaginer plus précieux commerce. Le jour et la nuit sont toute ma société. Je suis à tu et à toi avec le soir et le matin."