dimanche 12 juin 2022

Flaubert (prostitution)

Flaubert, lettre à Louise Colet, Croisset, mercredi, minuit (1er juin 1853), éd. Conard p. 217 :

"C'est peut-être un goût pervers, mais j'aime la prostitution et pour elle-même, indépendamment de ce qu'il y a en dessous. Je n'ai jamais pu voir passer aux feux du gaz une de ces femmes décolletées, sous la pluie, sans un battement de cœur, de même que les robes des moines avec leur cordelière à nœuds me chatouillent l'âme en je ne sais quels coins ascétiques et profonds. Il se trouve, en cette idée de la prostitution, un point d'intersection si complexe, luxure, amertume, néant des rapports humains, frénésie du muscle et sonnement d'or, qu'en y regardant au fond le vertige vient, et on apprend là tant de choses ! Et on est si triste ! Et on rêve si bien d'amour ! Ah ! faiseurs d'élégies, ce n'est pas sur des ruines qu'il faut aller appuyer votre coude, mais sur le sein de ces femmes gaies. Oui, il manque quelque chose à celui qui ne s'est jamais réveillé dans un lit sans nom, qui n'a pas vu dormir sur son oreiller une tête qu'il ne reverra plus, et qui, sortant de là au soleil levant, n'a pas passé les ponts avec l'envie de se jeter à l'eau, tant la vie lui remontait en rots du fond du cœur à la tête. Et quand ce ne serait que le costume impudent, la tentation de la chimère, l'inconnu, le caractère maudit, la vieille poésie de la corruption et de la vénalité !"