samedi 12 août 2023

Gogol (enfance)

Gogol, Les Âmes mortes chant VI, début (trad. Charrière 1859) : 

"Jadis, il y a bien longtemps de cela, c’était dans les années de ma jeunesse, dans ces belles années si vite écoulées de mon enfance, j’étais joyeux, charmé quand j’arrivais pour la première fois dans un lieu qui m’était inconnu ; peu importait que ce fût un hameau, une pauvre petite ville de district, un grand village, un petit bourg : mon œil curieux d’enfant y découvrait toujours beaucoup de choses intéressantes. Chaque bâtiment et tout ce qui portait le moindre vestige de particularité m’arrêtait, enchantait mon regard et me laissait une vive impression. Était-ce une maison en pierre, une de ces maisons de la couronne d’une architecture stéréotypée, la bonne moitié de la façade en fausses fenêtres, et cette façade se dressant seule dans sa fierté entre de modestes habitations bourgeoises construites en rondins et toutes consistant en un simple rez-de-chaussée ; était-ce une belle coupole bien ronde, revêtue de fer-blanc étamé, s’élevant au-dessus des grands murs blancs comme la neige d’une église neuve ou fraîchement restaurée ; était-ce un marché, plus ou moins primitif dans ses étalages et dans son aspect général ; était-ce un petit-maître de district venu pour se montrer dans le chef-lieu de la province, tout s’emparait de mon attention, rien n’échappait à mon observation à la fois fine et naïve, et, sortant le nez hors de ma télègue de voyage, je regardais et la coupe inconnue d’un pardessus, et les caisses de clous, de fleur de soufre, d’alun, de raisins secs, de craie, de camphre et de savon, qui formaient, avec des bocaux de conserves sèches de Moscou, la devanture, l’étalage des boutiquiers, des premiers épiciers de la localité. Je regardais un officier d’infanterie qui marchait le long des maisons, venant de Dieu sait quel gouvernement, tâter un peu de l’ennui des villes de district ; et le marchand qui, vêtu d’une méchante sibirka, filait sur sa légère bancelle à quatre roues, comme l’hirondelle avant l’orage ; et je me transportais, par la pensée, à leur suite, bien loin, dans leur pauvre vie, que je ne manquais pas de supposer très douce et très riante.

[…]

Aujourd’hui je traverse avec une profonde indifférence tous les villages inconnus, et j’envisage froidement leur triste et misérable apparence ; mon regard ne s’arrête plus sur de pareils objets, rien de grotesque ne me fait plus sourire ; ce qui autrefois provoquait chez moi instantanément un grand éclat de franc rire, et une heureuse animation dans mes traits et mes mouvements, passe maintenant devant mes regards comme inaperçu, et ma bouche, détenue immobile de froideur, ne trouve plus rien à dire de ce spectacle, qui avait alors le secret de me ravir en extase. Ô ma jeunesse ! ô ma belle ingénuité !…"



vendredi 11 août 2023

Wat (Constable, romantisme)

Wat (Pierre), Dictionnaire du Romantisme (2012, dir. A. Vaillant) § Constable  : 

"Pour nombre d'artistes que l’on regroupe sous le terme de « romantisme » parce qu'ils ont en commun de s'opposer au modèle néo-classique d'apprentissage, l'art ne se construit pas sur la base de l'ignorance, mais sur celle d'un oubli volontaire. Autrement dit dans un double mouvement d'éducation et de désapprentissage. Cette idée d'une formation par désapprentissage qui a des conséquences esthétiques fortes, s'illustre de façon particulièrement éclatante dans les parcours d'un John Constable ou d'un Turner. Pour Constable comme pour Turner, l'art ne naît pas d'une table rase, d'une soudaine amnésie permettant de remplacer des normes contraignantes par la libre imagination créatrice. Loin du cliché d'un romantisme réduit à l'expression d'une pure subjectivité, ces peintres conçoivent leur pratique en relation constante avec la tradition classique. Relation critique, de relève, où un certain iconoclasme va de pair avec une prise en compte de ce qui a été fait par les Anciens. Entre tradition et rupture, la balance ne s'équilibre pas de la même façon pour chacun d'eux : ainsi Turner cherche-t-il une forme d'équilibre entre ces deux pôles tandis que Constable penche plus radicalement du côté de la rupture. Elle n'en est pas moins une des constantes du romantisme européen."



jeudi 10 août 2023

Aymé (unanimisme)

Aymé, Maison basse, XII, p. 259 : 

"Pauline lui tendit les journaux et quitta la chambre. Il parcourut rapidement les titres et ne découvrit rien qui lui parût très alléchant. Il s'intéressait médiocrement aux doctrines et aux luttes des partis. Dans les journaux, il cherchait surtout les comptes rendus des grands rassemblements de foule, des chœurs monstrueux hurlant d'enthousiasme. La vision de quatre vingt mille casques d'acier ventre à cul dans les rues de Breslau, ou de trois hectares de prolétaires écoutant un discours, le jetait dans une sorte d'ivresse et même de béatitude. Il ne se lassait pas d'imaginer un homme, signalement et état civil, ayant sa place dans l'un de ces énormes rendez-vous. C'était toujours le même type, trente-cinq ans, sérieux, attentif et sans ironie ; il ne cherchait pas à connaître ses voisins et ne cessait pas d'oublier sa propre existence, sinon pour se féliciter d'avoir trouvé dans ces limbes le refuge qu'aucune activité ne pouvait lui offrir. Finalement, Jardin se substituait à lui et goûtait la joie délicate de se sentir escamoté, anéanti dans le nombre d'une foule fasciste ou communiste."



mercredi 9 août 2023

Aymé (villes)

Aymé, De la ville à la campagne in "Articles", Pléiade t. 3 p. 1694-5 : 

"Les gens de la terre, qui ne manquent pas d'ironie,  l’exercent généralement sur des objets moins futiles que ceux auxquels se plaisent les citadins. Ceux-ci, et surtout les parisiens, s’arrêtent volontiers à l'aspect le plus extérieur des choses et des situations, et pour peu qu'une singularité, même négligeable, leur soit occasion de rire ou de faire un bon mot, ils n'ont guère la curiosité de pousser plus avant.

Toutes les variations auxquelles se livraient les gosses montmartrois, sur ce patronyme de Veau ne sont pas, par elles-mêmes, bien méchantes. Elles sont de la même veine que toutes ces chansons idiotes équivoquant sur un mot (Les poils du duc) ou exploitant la soi-disant cocasserie d'un prénom (Ignace, Eléonore, Agathe). Voilà qui nous aide, soit dit en passant, à comprendre le pouvoir du slogan sur le peuple des villes.

Cette légéreté du citadin s'accompagne d'une déviation du goût. Les moralistes ont tendance à l'attribuer au cinéma, aux mauvais livres et aux journaux. Je crois qu'il vaudrait mieux incriminer le manque de solitude et les mille manières de penser en troupeau qu’offre l'existence moderne dans les grandes agglomérations. L'habitude de penser en commun ne permet pas de penser beaucoup à la fois, mais elle permet de se satisfaire de peu : d’un mot, parfois vide de sens, que la foule de se lasse pas de répéter."


mardi 8 août 2023

Note sur les accents aigus

La gestion de l'index pose des problèmes pour les noms à accent aigu (notamment les stars Aymé, Céline, Valéry...  mais aussi Alquié, Salomé, d'Aubigné, Céard et autres). La rectification demanderait un travail considérable et absurde. 

Donc méfiance : si on cherche les textes d'un auteur à accent, passer plutôt par la fonction "Rechercher dans ce blog"


Valéry (passé et avenir)

Valéry, La Question de l’Europe in Mauvaises pensées et autres, § Démonologie : 

"L’avenir, par définition, n’a point d’image. L’histoire lui donne les moyens d’être imaginé. Elle forme pour l’imagination une table immense de situations et de catastrophes, une galerie d’ancêtres, un formulaire d’actes, de décisions, d’attitudes et d’expressions offerts à notre incertitude pour nous aider à devenir. Quand un homme ou une assemblée, saisis par des circonstances pressantes ou embarrassantes, se trouvent contraints d’agir, leur délibération considère bien moins l’état des choses en tant qu’il ne s’était jamais présenté jusque là, qu’elle ne consulte ses souvenirs imaginaires. La pensée sollicite l’esprit historique qui l’induit à se souvenir d’abord…"

rappel : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2019/08/chesterton-le-passe-et-le-futur.html



lundi 7 août 2023

Lévinas (Céline, langage, honte)

Levinas, L'art merveilleux du langage de Céline (« De l’évasion » dans Recherches philosophiques, V, 1935-1936, p. 373-392) :

"À une première analyse, la honte semble réservée aux phénomènes d’ordre moral ; on a honte d’avoir mal agi, de s’être écarté de la norme. C’est la représentation que nous nous faisons de nous même comme un être diminué avec lequel il nous est cependant pénible de nous identifier […]. Mais toute l’acuité de la honte, tout ce qu’elle comporte de cuisant, consiste précisément dans l’impossibilité où nous sommes de ne pas nous identifier avec cet être qui déjà nous est étranger et dont nous ne pouvons plus comprendre les motifs d’action. […] La honte apparaît chaque fois que nous ne pouvons pas faire oublier notre nudité. Elle a rapport à tout ce que l’on voudrait cacher et que l’on ne peut pas enfouir […]. Cette préoccupation de vêtir pour cacher concerne toutes les manifestations de notre vie, nos actes et nos pensées. Nous accédons au monde à travers les mots et nous les voulons nobles. C’est le grand intérêt du Voyage au bout de la nuit de Céline que d’avoir, grâce à un art merveilleux du langage, d’avoir dévêtu l’univers, dans un cynisme triste et désespéré." 


dimanche 6 août 2023

Claudel (poésie)

Claudel, Art poétique éd. 1951 p. 104-105 : 

"Il est une vérité au fond de nous obstinément prenante, [...], c'est que l'homme, parcelle consciente d'une activité homogène, infère à droit de lui-même aux choses extérieures ; c'est qu'il porte en lui les racines de toutes les forces qui mettent le monde en œuvre, qu'il en constitue l'exemplaire abrégé et le document didactique. Comprendre, c'est communier, c'est joindre au fait ses clefs que nous avons avec nous. Avant d'ouvrir les yeux, je sais tout par cœur, et cette noire puissance que je contiens en moi n'exige pas moins au ciel si je les ouvre que ce soleil en effet que j'y trouve. Je comprends ce qu'il y fait. Moi aussi, je suis comme lui un foyer de lumière et d'énergie."