samedi 13 janvier 2024

Huxley (Dieu)

Huxley, Contrepoint chap. 36, trad. Castier LP p.  488-489 :

"Dieu n'est pas à part, il n'est pas au-dessus, il n'est pas au-dehors. […] Du moins, nul aspect humainement important ou conséquent de Dieu n'est au-dessus, au-dehors de nous. Dieu n'est pas davantage en nous, au sens que les protestants attribuent à cette expression, – bien à l'écart dans l'imagination, dans les sentiments et l'intellect, dans l'âme. Il y est, là aussi, bien entendu, mais parmi d'autres endroits. Mais il est également en nous, au sens où un morceau de pain est en nous quand on l'a mangé. Il est dans notre corps même, dans notre sang et dans nos boyaux, dans notre cœur, dans notre peau, dans nos reins. Dieu est la résultante totale, spirituelle et physique de toute pensée et de toute action qui implique la vie, de toute relation vitale avec le monde. Dieu est une qualité de nos actions et de nos relations, une qualité ressentie, éprouvée. Du moins, il est cela pour tout ce qui nous concerne, nous, pour tout ce qui concerne notre existence. Car, bien entendu, pour ce qui concerne le savoir et la spéculation, il se peut qu'il soit également des tas d'autres choses. Il peut très bien être un Roc des Ages ; il peut être le Jéhovah de l'Ancien Testament ; il peut être tout ce qu'on veut. Mais quel rapport cela a-t-il avec nous en tant qu'êtres vivants corporels ? Aucun, – aucun, du moins, qui ne soit pas nuisible. Dès l'instant qu'on permet à la vérité spéculative de prendre, comme guide de la vie, la place de la vérité qu'on sent instinctivement, on conduit toute chose à la ruine."

 

God's not apart, not above, not outside. […] At any rate, no relevant, humanly important aspect of God's above and outside. Neither is God inside, in the sense that the Protestants use the phrase – safely stowed away in the imagination, in the feelings and intellect, in the soul. He's there, of course among other places. But he's also inside in the sense that a lump of bread's inside when you've eaten it. He's in the very body, in the blood and bowels, in the heart and skin and loins. God's the total result, spiritual and physical, of any thought or action that makes for life, of any vital relation with the world. God's a quality of actions and relations – a felt, experienced quality. At any rate, he's that for our purposes, for purposes of living. Because, of course for purposes of knowing and speculating he may be dozens of other things as well. He may be a Rock of Ages ; he may be the Jehovah of the Old Testament; he may be anything you like. But what's that got to do with us as living corporeal beings ? Nothing, nothing but harm, at any rate. The moment you allow speculative truth to take the place of felt instinctive truth as a guide to living, you ruin everything.


vendredi 12 janvier 2024

Ingres (peintre)

Ingres, cité dans Ingres, Sa vie, ses tableaux, sa doctrine, d'après les notes manuscrites et les lettres du maître, par H. Delaborde :

"Lorsqu'on sait bien son métier et que l'on a bien appris à imiter la nature, le plus long pour un bon peintre est de penser en tout son tableau, de l'avoir pour ainsi dire tout dans sa tête, afin de l'exécuter ensuite avec chaleur et comme d'une seule venue. Alors, je crois, tout paraît senti ensemble. Voilà le propre du grand maître, et voilà ce qu'à force de rêver jour et nuit à son art, on doit acquérir, si l'on est né [sic]. L'énorme quantité des ouvrages anciens faits par un seul homme prouve qu'il vient un moment où un artiste de génie se sent comme entraîné par ses propres moyens et fait tous les jours des choses qu'il ne croyait pas savoir faire."


jeudi 11 janvier 2024

Jaccottet (poème)

Jaccottet, Semaison, Janvier 1959 : 

"…rêve d'écrire un poème qui serait aussi cristallin et aussi vivant qu'une oeuvre musicale, enchantement pur, mais non froid, regret de n'être pas musicien, de n'avoir ni leur science, ni leur liberté. Une musique de paroles communes, rehaussée peut-être ici et là d'une appogiature, d'un trille limpide, un pur et tranquille délice pour le coeur, avec juste ce qu'il faut de mélancolie, à cause de la fragilité de tout. De plus en plus je m'assure qu'il n'est pas de plus beau don à faire, si on en a les moyens, que cette musique-là, déchirante non par ce qu'elle exprime, mais par sa beauté seule".


mercredi 10 janvier 2024

Céline (latrines

Céline, D'un Château l'autre Pléiade p. 136-137 : 

"Le moment le plus magique c’était tous les jours quand les gogs vraiment pouvaient plus… vers huit heures du soir… qu’ils éclataient ! la bombe de merde ! … du trop-plein du tréfonds ! … tous les soulagements de la brasserie de la veille et du jour ! … alors un geyser plein le couloir ! … et notre chambre ! et en cascade plein l’escalier ! … vous parlez d’un sauve-qui-peut ! … mêlée-pancrace dans la matière ! tous à la rue ! … c’était le moment Herr Frucht s’amenait ! tenancier du Löwen ! Herr Frucht et son jonc ! … il avait vraiment tout tenté pour sauver ses gogs… mais aussi responsable lui-même ! … c’était lui le tôlier, la tambouille aux raves ! lui la brasserie ! le restaurateur ! … cinq mille Stamgericht par jour ! pas être surpris que les lieux débordent ! Herr Frucht montait avec son jonc ! touillait ! retouillait ! refaisait fonctionner la tinette ! … et replaçait un autre cadenas… vissait ! … vissait ! … que plus personne puisse ouvrir ! basta ! deux minutes qu’il était parti ses chiotts étaient re-re-pleins ! les gens à se battre ! et plein le vestibule ! … Herr Frucht, qu’était pas Sisyphe, avait beau jurer « Teufel ! Donner ! Maria ! » ses clients du Stamgericht y auraient plus qu’inondé sa tôle ! submergée sous des torrents de raves !"


mardi 9 janvier 2024

Mercier (latrines)

Mercier, Tableau de Paris, t. II, p. 1071 :

"Les trois quarts des latrines sont sales, horribles, dégoûtantes : les Parisiens, à cet égard, ont l'oeil et l'odorat accoutumés aux saletés. Les architectes, gênés par l'étroit emplacement des maisons, ont jeté leurs tuyaux au hasard, et rien ne doit plus étonner l'étranger, que de voir un amphithéâtre de latrines perchées les unes sur les autres, contiguës aux escaliers, à côté des portes, tout près des cuisines, et exhalant de toutes parts l'odeur la plus fétide.

Les tuyaux trop étroits s'engorgent facilement ; on ne les débouche pas ; les matières fécales s'amoncellent en colonne, s'approchent du siège d'aisance ; le tuyau surchargé crève ; la maison est inondée ; l'infection se répand, mais personne ne déserte : les nez parisiens sont aguerris à ces revers empoisonnés.

Que ceux qui ont soin de leur santé ne jettent jamais leurs excréments chauds dans ces trous qu'on appelle latrines, et qu'ils n'aillent point offrir leur anus entr'ouvert à ces courants d'air pestilentiels ; mieux vaudrait y mettre la bouche, car l'acide de l'estomac les corrigerait. Plusieurs maladies prennent leur origine sur ces sièges dangereux, d'où s'exhalent des miasmes putrides qu'on fait entrer dans son corps. Les enfants ont horreur de ces trous infectés ; ils croient que c'est là la route de l'enfer : telle était mon opinion dans mon enfance. Heureux les paysans ! ils ne se vident qu'au soleil ; ils sont frais et gaillards."


lundi 8 janvier 2024

Lurie (mauvais goût)

Lurie, Liaisons étrangères trad. Mayoux, chap. VI p. 211-212 : 

"Le mauvais goût, ce n’est pas rien : c’est le signe extérieur et visible d’une faille intérieure et spirituelle. […] « Je conçois qu’on puisse être temporairement emballée par le physique de Howie et par son talent, mais ce que je ne comprends vraiment pas, c’est comment Mimi a pu se résoudre à emménager dans son épouvantable appartement de Kentish Town, avec les fougères en plastique et les affiches de corridas. 

— Et ces horribles rideaux brillants à plumetis doré, comme des guirlandes de Noël bon marché, renchérit Posy. Elle doit avoir perdu la tête. » Leur présupposé implicite était qu’un homme qui pouvait choisir de vivre dans un tel décor, faussement naturel (les fougères), faussement viril (les affiches) et faussement élégant, devait être en toc par d’autres côtés."


… bad taste is not nothing : it is the outward and visible sign of an inward and spiritual flaw. [...] “I can understand how anyone might get carried away temporarily by Howie’s looks, and his talent, but what I really don’t see is how Mimi could possibly bring herself to move into that dreadful Kentish Town flat of his, with the plastic ferns and the bullfight posters.” “And those frightful gold-flocked shiny curtains, like cheap Christmas ribbon,” Posy agreed. “She must be out of her mind.” Their unspoken assumption was that anyone who would choose such a spuriously natural (the ferns), spuriously virile (the posters), and spuriously elegant environment must be false in other ways as well.


dimanche 7 janvier 2024

Tesson (blanc)

Tesson, Blanc (2° et 4° jours) : 

"Grimper était une liturgie de gestes déliés et de nœuds définitifs. Sur les dalles de granit ou de calcaire, on rendait nos grâces au dieu Pan (pas encore mort). Tout ce qui se dévoile est beau, avait dit Priam sur les remparts de Troie. Tout ce qui est vide est divin, ajoutions-nous. La montagne était notre église. Notre épuisement, le soir, après les escalades, la preuve de notre foi. La sensation d’être vivant, au bord d’un gouffre, ne pouvait-elle pas porter le nom de Dieu ?

[…]

Sous la neige, le monde se retire. Restent quelques coups de pinceau chinois. Dans le songe blanc, flottent pics, parois, crêtes et piliers, réduits à leurs lignes d’expression. La neige rehausse ce qu’elle touche, c’est la beauté. Pure, elle révèle ce qui suffit. Magique, elle emplit les vides d’un principe invisible, annule l’imperfection, conserve le saillant. La blancheur pardonne à l’inutile – en le masquant."