samedi 26 mars 2022

Goncourt (agonie)

Goncourt, Journal, 22 juillet 1862 : 

"La maladie fait peu à peu, dans notre pauvre Rose, son affreux travail. C'est comme une mort lente et successive des choses presque immatérielles, qui émanaient de son corps. Elle n'a plus les mêmes gestes, elle n'a plus les mêmes regards. Sa physionomie est toute changée ; elle m'apparaît comme se dépouillant et, pour ainsi dire, se déshabillant de tout ce qui entoure une créature humaine, de quelque chose qui est ce à quoi on reconnaît sa personnalité. L'être se dépouille comme un arbre. La maladie l'ébranche ; et ce n'est plus la même silhouette devant les yeux qui l'ont aimé, pour les gens sur lesquels il projetait son ombre et sa douceur. Les personnes qui vous sont chères s'éteignent à vos yeux avant de mourir. L'inconnu les prend, quelque chose de nouveau, d'étranger, d'ossifié dans leur tournure."


... on peut comparer à Céline : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2022/01/celine-hopital.html

vendredi 25 mars 2022

Tesson (marche 2)

Tesson (S.), Chemins noirs (vers la fin) : 

"Je marchais à foulées calmes. Deux mois de cet exercice avaient lancé en moi une mécanique de clepsydre que rien n'arrêterait. Le matin, j'éprouvais encore de vives douleurs dans le dos. Trois ou quatre kilomètres en venaient à bout : un rouage actionné longtemps s'huile de lui-même. La marche avait aussi ses effets d'alambic moral, dissolvant les scories. Tout corps après sa chute - pour peu qu'il se relève - devrait entreprendre une randonnée forcée. L'effort, depuis le Mercantour, faisait son office de rabot, ponçait mes échardes intérieures."


jeudi 24 mars 2022

Vialatte (sculpture)

Vialatte, Un grand sculpteur, Henri Charlier, 1941 :

"Obéir, en créant, aux ordres de la matière, aux nœuds du chêne, aux veines du tilleul, aux sollicitations du calcaire ou du marbre, c’est s’incliner devant la Création, c’est collaborer avec elle, prolonger la nature, combler son vœu obscur, aider à Dieu. Il ne s’agit plus de brusquer, mais d’obéir. Ce n’est plus un orgueil, c’est une déférence. Plus cette soumission sera fervente, plus elle ira au-devant de la matière, des secrets et des confidences qu’elle refuserait à un brutal, plus elle aidera en retour la matière à dégager sa grande ligne, à s’accoucher. La sculpture devient aussi une sorte de médecine mystique. Et cela c’est proprement le message de Charlier. La statue de bois, celle qu’il préfère, je crois, restera une chose végétale et sera comme une révérence de la botanique au Créateur."

   

mercredi 23 mars 2022

Starobinski (poésie)

Starobinski, De la critique à la poésie [Baudelaire], La Beauté du monde pp. 384-385 :

"L'adhésion aimante à l'oeuvre d'un autre coïncide avec la naissance du moi poétique. Pour dire mieux, la saisie passionnée de l'oeuvre étrangère permet la dépossession créatrice par laquelle l'individu se fait poète. Dans cette opération, l’œuvre célébrée devient mienne, mais le moi devient autre et se transporte dans le risque et l’artifice de l’art."


mardi 22 mars 2022

Nabokov (magie de la littérature)

Nabokov, Feu pâle, Pléiade t. 3 p. 381-382 : 

"Je pouvais sentir dans la grande enveloppe que je portais les paquets de fiches aux angles durs, serrées dans des élastiques. Nous sommes stupidement accoutumés au miracle de quelques signes écrits capables de contenir une imagerie immortelle, des tours de pensée complexes, des mondes nouveaux avec des personnes vivantes qui parlent, pleurent, rient. Nous prenons tellement cela comme allant de soi que, dans un sens, par notre simple approbation automatique et brutale, tous défaisons l'ouvrage des âges, l'histoire de l'élaboration graduelle de la description et de la construction poétiques depuis l'homme de la forêt jusqu'à Browning, depuis homme des cavernes jusqu'à Keats. Et si un jour nous allions nous réveiller, tous autant que nous sommes, et nous trouver dans l'incapacité absolue de lire ? Je voudrais que vous vous émerveilliez non seulement de ce que vous lisez, mais du miracle que cela soit lisible (voilà ce que j'avais coutume de dire à mes étudiants). Bien que je sois capable, par suite d'un long commerce avec la magie bleue, d'imiter n'importe quelle prose dans ce monde (mais, chose assez singulière, pas la poésie — je suis un piètre rimailleur), je ne me considère pas comme un véritable artiste, sauf sur un point : je peux faire ce que seul peut faire un véritable artiste — me précipiter sur le papillon oublié de la révélation, me sevrer brusquement de l'habitude des choses, voir la toile du monde et la chaîne et la trame de cette toile. Je soupesai avec solennité dans ma main ce que j'avais transporté sous mon aisselle gauche, et pendant un instant je me trouvai enrichi d'un indescriptible saisissement comme si je venais d'apprendre que les lucioles faisaient des signaux dechiffrables au profit d'esprits égarés, ou qu'une chauve-souris écrivait un récit de torture lisible dans le ciel meurtri et marqué au fer rouge. 

Je tenais toute la Zembla serrée contre mon coeur." 


In the large envelope I carried I could feel the hard-cornered, rubberbanded batches of index cards. We are absurdly accustomed to the miracle of a few written signs being able to contain immortal imagery, involutions of thought, new worlds with live people, speaking, weeping, laughing. We take it for granted so simply that in a sense, by the very act of brutish routine acceptance, we undo the work of the ages, the history of the gradual elaboration of poetical description and construction, from the treeman to Browning, from the caveman to Keats. What if we awake one day, all of us, and find ourselves utterly unable to read ? I wish you to gasp not only at what you read but at the miracle of its being readable (so I used to tell my students). Although I am capable, through long dabbling in blue magic, of imitating any prose in the world (but singularly enough not verse (I am a miserable rhymester), I do not consider myself a true artist, save in one matter : I can do what only a true artist can do —p ounce upon the forgotten butterfly of revelation, wean myself abruptly from the habit of things see the web of the world, and the warp and the weft of that web. Solemnly I weighed in my hand what I was carrying under my left armpit, and for a moment I found myself enriched with an indescribable amazement as if informed that fireflies were making decodable signals on behalf of stranded spirits, or that a bat was writing a legible tale of torture in the bruised and branded sky. 

I was holding all Zembla pressed to my heart.


lundi 21 mars 2022

Goethe + Valéry (sensibilité)

Goethe, Conversations avec Eckermann p. 209 : 

"L’œil éprouve le besoin du changement et [...] n’aime pas s’arrêter longtemps sur la même couleur, mais en requiert une autre, et avec tant d’impétuosité qu’il se la crée lui-même quand il ne la trouve pas dans la réalité [...]. Il n’est est pas seulement ainsi pour tous nos sens, mais aussi pour des facultés plus élevées de notre être."


Valéry, Cahiers Pléiade 1-1168 

"Les sens "reçoivent" sans doute. Mais ils 'demandent' aussi. C'est un point capital, toujours oublié."

Valéry, Notion générale de l'Art pléiade 1-1409 : 

"[l'activité artistique] s'oppose [...] d'elle-même au loisir vide. La sensibilité, qui est son principe et sa fin, a horreur du vide. Elle réagit spontanément contre la raréfaction des excitations. Toutes les fois qu'une durée sans occupation ni préoccupation s'impose à l'homme, il se fait en lui un changement d'état marqué par une sorte d'émission, qui tend à rétablir l'équilibre des échanges entre la puissance et l'acte de la sensibilité. Le tracement d'un décor sur une surface trop nue, la naissance d'un chant dans un silence trop ressenti, ce ne sont que des réponses, des compléments, qui compensent l'absence d'excitations - comme si cette absence, que nous exprimons par une simple négation, agissait positivement sur nous. On peut surprendre ici le germe même de la production de l'œuvre d'art."


dimanche 20 mars 2022

Himes (Harlem)

Himes, La Reine des Pommes, (trad. M. Danzas) chap. 16 :

"Si on regarde vers l’est, du haut des tours de Riverside Church, perchée au milieu des bâtiments universitaires, sur la rive haute de l’Hudson River, on voit tout en bas, dans la vallée, les vagues des toits gris, qui, comme celles de l’océan, faussent la perspective. Sous cette étendue mouvante, dans les eaux troubles des garnis crasseux, une population noire se convulse dans une frénésie de vivre, à l’image d’un banc grouillant de poissons carnassiers qui parfois, dans leur voracité aveugle, dévorent leurs propres entrailles. On plonge la main dans ce remous et on en retire un moignon.

C’est Harlem."


Looking eastward from the towers of Riverside Church, perched among the university buildings on the high banks of the Hudson River, in a valley far below, waves of gray rooftops distort the perspective like the surface of a sea. Below the surface, in the murky waters of fetid tenements, a city of black people who are convulsed in desperate living, like the voracious churning of millions of hungry cannibal fish. Blind mouths eating their own guts. Stick in a hand and draw back a nub.

That is Harlem.