Nabokov, Feu pâle, Pléiade t. 3 p. 381-382 :
"Je pouvais sentir dans la grande enveloppe que je portais les paquets de fiches aux angles durs, serrées dans des élastiques. Nous sommes stupidement accoutumés au miracle de quelques signes écrits capables de contenir une imagerie immortelle, des tours de pensée complexes, des mondes nouveaux avec des personnes vivantes qui parlent, pleurent, rient. Nous prenons tellement cela comme allant de soi que, dans un sens, par notre simple approbation automatique et brutale, tous défaisons l'ouvrage des âges, l'histoire de l'élaboration graduelle de la description et de la construction poétiques depuis l'homme de la forêt jusqu'à Browning, depuis homme des cavernes jusqu'à Keats. Et si un jour nous allions nous réveiller, tous autant que nous sommes, et nous trouver dans l'incapacité absolue de lire ? Je voudrais que vous vous émerveilliez non seulement de ce que vous lisez, mais du miracle que cela soit lisible (voilà ce que j'avais coutume de dire à mes étudiants). Bien que je sois capable, par suite d'un long commerce avec la magie bleue, d'imiter n'importe quelle prose dans ce monde (mais, chose assez singulière, pas la poésie — je suis un piètre rimailleur), je ne me considère pas comme un véritable artiste, sauf sur un point : je peux faire ce que seul peut faire un véritable artiste — me précipiter sur le papillon oublié de la révélation, me sevrer brusquement de l'habitude des choses, voir la toile du monde et la chaîne et la trame de cette toile. Je soupesai avec solennité dans ma main ce que j'avais transporté sous mon aisselle gauche, et pendant un instant je me trouvai enrichi d'un indescriptible saisissement comme si je venais d'apprendre que les lucioles faisaient des signaux dechiffrables au profit d'esprits égarés, ou qu'une chauve-souris écrivait un récit de torture lisible dans le ciel meurtri et marqué au fer rouge.
Je tenais toute la Zembla serrée contre mon coeur."
In the large envelope I carried I could feel the hard-cornered, rubberbanded batches of index cards. We are absurdly accustomed to the miracle of a few written signs being able to contain immortal imagery, involutions of thought, new worlds with live people, speaking, weeping, laughing. We take it for granted so simply that in a sense, by the very act of brutish routine acceptance, we undo the work of the ages, the history of the gradual elaboration of poetical description and construction, from the treeman to Browning, from the caveman to Keats. What if we awake one day, all of us, and find ourselves utterly unable to read ? I wish you to gasp not only at what you read but at the miracle of its being readable (so I used to tell my students). Although I am capable, through long dabbling in blue magic, of imitating any prose in the world (but singularly enough not verse (I am a miserable rhymester), I do not consider myself a true artist, save in one matter : I can do what only a true artist can do —p ounce upon the forgotten butterfly of revelation, wean myself abruptly from the habit of things see the web of the world, and the warp and the weft of that web. Solemnly I weighed in my hand what I was carrying under my left armpit, and for a moment I found myself enriched with an indescribable amazement as if informed that fireflies were making decodable signals on behalf of stranded spirits, or that a bat was writing a legible tale of torture in the bruised and branded sky.
I was holding all Zembla pressed to my heart.