samedi 31 juillet 2021

Amiel (recueillement)

Amiel, Grains de mil (1854)

"Il n'y a pas de parfums, de vertus, de trésors, qui n'aient besoin d'être renfermés ; n'ouvre pas portes et fenêtres à tous les vents du ciel, à tous les oiseaux de la forêt, à tous les passants de la terre ; aie en toi un sanctuaire, une chapelle intérieure qui soit aussi une citadelle et un lieu fort ; caches-y ton secret, ta vocation, tes principes, les archives de ton âme, l'eau lustrale de la religion, les armes de ta volonté, l'ex-voto de ta suprême idée ; reviens-y quotidiennement te retremper par la prière et la contemplation ; viens-y demander la foi et la fidélité à toi-même. Le recueillement, le retour au divin, il ne faut pas moins pour traverser la vie, ses tentations, ses dissipations, sans s'évaporer, se dissiper ou se corrompre. Et cette foi intérieure demande à être renouvelée tous les jours."


vendredi 30 juillet 2021

Nabokov (reflets)

Nabokov, Roi, Dame, Valet, Pléiade t. 1 p.170 : 

"L’asphalte noir et luisant était recouvert d'un mélange de nuances atténuées où tranchaient ici et là les déchirures claires et les trous ovales de flaques d'eau révélant les couleurs authentiques des lumières réfléchies : une bande vermillon en diagonale, un petit triangle bleu cobalt, une spirale verte, ouvertures éparses sur un monde à l'envers, tout détrempé, dans une étourdissante géométrie de pierreries. L'effet de kaléidoscope était tel qu'on aurait dit que, de temps à autre, quelqu'un donnait une brusque secousse à l'asphalte pour changer la disposition des innombrables fragments colorés. En même temps, des sillons et des rides se formaient et s'effaçaient, marquant le passage de chaque voiture. Des devantures, éclatantes de splendeur, la lumière suintait, giclait, éclaboussait les somptueuses ténèbres."


The lustre of the black asphalt was filmed by a blend of dim hues, through which here and there vivid rends and oval holes made by rain puddles revealed the authentic colors of deep reflections— a vermilion diagonal band, a cobalt wedge, a green spiral-scattered glimpses into a humid upside-down world, into a dizzy geometry of gems. The kaleidoscopic effect suggested someone’s jiggling every now and then the pavement so as to change the combination of numberless colored fragments. Meanwhile, shafts and ripples of life passed by, marking the course of every car. Shop windows, bursting with tense radiance, oozed, squirted, and splashed out into the rich blackness. 


jeudi 29 juillet 2021

Céline (beauté féminine)

Céline, D'un Château l'autre Pléiade p. 160 : 

"Je parle en médecin… je pose des notes de 'réussite', je cote d’1 à 20… vous trouvez pas une fille bien faite, même cherchant bien, sur mille ! je dis !… vitalité, muscles, poumons, nerfs, charme… genoux, chevilles, cuisses, grâce !… je suis le raffiné, hélas ! j’admets… des goûts de Grand-Duc, d’Émir, d’éleveur de pur sang !… bon !… chacun ses petits faibles !… j’ai pas toujours été ce que je suis, pauvre pourchassé loquedu tordu ruine… mais un fait !… un fait !… le genre de débilités monstres, tout rachitiques cellulosiques, sans âges, sans âmes, que les hommes s’envoient ! ma Doué !… et de quels sexes en feu, ma chère !… je dis ces objets de leurs amours seraient à se faire couper les burnes, tout écœurés neurasthéniques, les plus pires priapiques gibbons !… je dis !…"


 

mercredi 28 juillet 2021

Banville (chat)

Banville, Le Chat (1882) : 

"Tout animal est supérieur à l’homme par ce qu’il y a en lui de divin, c’est-à-dire par l’instinct. Or, de tous les animaux, le Chat est celui chez lequel l’instinct est le plus persistant, le plus impossible à tuer. Sauvage ou domestique, il reste lui-même, obstinément, avec une sérénité absolue, et aussi rien ne peut lui faire perdre sa beauté et sa grâce suprême. Il n’y a pas de condition si humble et si vile qui arrive à le dégrader, parce qu’il n’y consent pas, et qu’il garde toujours la seule liberté qui puisse être accordée aux créatures, c’est-à-dire la volonté et la résolution arrêtée d’être libre. Il l’est en effet, parce qu’il ne se donne que dans la mesure où il le veut, accordant ou refusant à son gré son affection et ses caresses, et c’est pourquoi il reste beau, c’est-à-dire semblable à son type éternel. Prenez deux Chats, l’un vivant dans quelque logis de grande dame ou de poète, sur les moelleux tapis, sur les divans de soie et les coussins armoriés, l’autre étendu sur le carreau rougi, dans un logis de vieille fille pauvre, ou pelotonné dans une loge de portière, eh bien ! tous deux auront au même degré la noblesse, le respect de soi-même, l’élégance à laquelle le Chat ne peut renoncer sans mourir."


texte intégral : 

https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Chat_(Th%C3%A9odore_de_Banville)


mardi 27 juillet 2021

Anonyme (toxicomane)

(Anonyme 1997) Les Rêveries du toxicomane solitaire (éd. Allia) : 

"Un toxicomane ne saurait conserver longtemps un cercle d'amis ou de connaissances. Le vide se fait autour de lui sans qu'il en pâtisse. Il reste incapable de voir là l'effet d'une déchéance objective, pour la raison que sa nouvelle vision du monde lui signale comme vaine la communication avec autrui. Seuls les contacts générés par son vice demeurent entretenus : dealers, médecins, pharmaciens. Il s'agit de relations de travail. Le junkie ne sait plus parler que drogue, moyen de s'en procurer, réactions du corps, vétilles telles une injection douloureuse ou un réapprovisionnement héroïque. Tout ramène à cet inépuisable sujet. N'est-ce pas la manière de caricaturer les conversations des gens sains, qui roulent aussi toutes sur des misères : l'argent, le travail, la fesse, les médias ? Il est des gens qui toute leur vie n'ont parlé à autrui que de l'état de la météo tout en s'imaginant entretenir les joies de la conversation. L'intoxiqué ne fait que porter à son comble cette plaie des temps modernes : la misère noire des rapports interindividuels entretenus par la main de fer de la domination. La météo du toxicomane, c'est l'héroïne."


lundi 26 juillet 2021

Divry (bibliothèques)

Divry, La Cote 400 :

"Je suis de celles qui pensent que l’entrée d’un livre en bibliothèque doit être une reconnaissance. Une distinction. Une élévation. Que la bibliothécaire doit apporter un supplément de culture aux lecteurs, en opérant un choix parmi les flots de l’industrie du livre. Il faut se défendre. Leurs gentilles histoires larmoyantes, il faut leur couper la tête, c’est ce que je dis à monsieur Pratier, tapez dans le lard ! Je m’entends bien avec mon boucher, Gustave Pratier, on se comprend. C’est pas un snob, lui, pas de chichis. Comme le boucher taille au couteau la bête morte pour sortir les meilleurs morceaux, il faut trancher dans le vif. Écarter le gras. Pas de pitié pour les mauvais livres. Et, dans le doute, soyons méchants. Telle est ma devise. Mais cette manière de voir est terminée, achevée, je suis de la vieille école. Quand vous entrez dans ma bibliothèque, que voyez-vous en premier ? Les blancs-becs du rayon bandes dessinées. A côté, le rayon musique. Juste derrière, le rayon dévédés. Voilà où nous mène la démocratie culturelle. Ce n’est plus une bibliothèque où règne le silence feutré des rayonnages intelligents, c’est une aire de loisir où l’on vient se distraire. » 


dimanche 25 juillet 2021

Capote (lesbiennes)

Capote, Petit Déjeuner chez Tiffany :

"Et incidemment, fit Holly, connaîtriez-vous, par hasard, une gentille lesbienne ? Je cherche une colocataire. Non. Ne riez pas. Je suis désordonnée et je ne peux absolument pas me payer une domestique. Et puis les lesbiennes sont vraiment épatantes dans une maison. Elles adorent faire tout le travail, vous n’avez jamais à vous occuper des balais, du dégivrage, ni d’envoyer le linge à la blanchisseuse. J’avais comme ça une camarade à Hollywood. Elle tournait dans les westerns. On l’appelait le Garde forestier solitaire. Mais je dois dire une chose en sa faveur. Elle valait mieux qu’un homme dans une maison. Bien entendu je ne pouvais pas empêcher les gens de penser que j’étais un brin lesbienne moi-même. Bien sûr que je le suis. On l’est toutes un petit peu. Et puis après ? Ça n’a jamais découragé un homme. En fait je crois que ça les attirerait plutôt. Voyez mon Forestier solitaire. Elle s’est mariée deux fois. D’habitude les lesbiennes ne se marient qu’une fois, juste pour le nom. Ça donne un tel cachet plus tard de s’appeler Mme Une telle."


'Incidentally,' she said, 'do you happen to know any nice lesbians ? I'm looking for a roommate. Well, don't laugh. I'm so disorganized, I simply can't afford a maid ; and really, dykes are wonderful home-makers, they love to do all the work, you never have to bother about brooms and defrosting and sending out the laundry. I had a roommate in Hollywood, she played in Westerns, they called her the Lone Ranger ; but I'll say this for her, she was better than a man around the house. Of course people couldn't help but think I must be a bit of a dyke myself. And of course I am. Everyone is, a bit. So what ? That never discouraged a man yet, in fact it seems to goad them on. Look at the Lone Ranger, married twice. Usually dykes only get married once, just for the name. It seems to carry such cachet later on to be called Mrs. Something Another.