samedi 27 juin 2020

Rouart (Denis) (technique picturale)


Rouart Denis, Degas à la recherche de sa technique, Skira/ Flammarion 1988 (1° éd. Floury 1954) :
« David, voulant faire table rase de tout ce qu'on avait produit auparavant, n'a fait qu'aggraver cet état. Ne bornant pas son ardeur réformatrice au choix et à la composition du sujet, ni au style du dessin et de la facture, il l'étendit à la technique. Faisant profession de mépriser ce que ses maîtres lui avaient appris dans ce domaine, et dont il s'est pourtant si bien servi lui-même, il ne crut pas devoir transmettre à ses élèves ce bagage. Il est en partie responsable de l'académisme qui vint au XIX° siècle remplacer dans les ateliers l'enseignement du métier.
Il est possible que cette absence d'une technique sûre et éprouvée, loin de nuire aux artistes, leur ait au contraire permis dans une certaine mesure de mieux affirmer leur originalité, bien que celle-ci, semble-t-il, ait à se manifester dans la conception, dans l'interprétation et dans le style, plutôt que dans la technique même. Quoi qu'il en soit, rien ne saurait empêcher de reconnaître quel tourment a causé aux peintres modernes cette carence de métier. »



vendredi 26 juin 2020

Bourget (décadence)


Bourget, Essais de psychologie contemporaine [1883] t. 1, pp.19-20 :
 « Par le mot de décadence, on désigne volontiers l'état d'une société qui produit un trop petit nombre d'individus propres aux travaux de la vie commune. Une société doit être assimilée à un organisme. Comme un organisme, en effet, elle se résout en une fédération d'organismes moindres, qui se résolvent eux-mêmes en une fédération de cellules. L'individu est la cellule sociale. Pour que l'organisme total fonctionne avec énergie, il est nécessaire que les organismes moindres fonctionnent avec énergie, mais avec une énergie subordonnée, et, pour que ces organismes moindres fonctionnent eux-mêmes avec énergie, il est nécessaire que leurs cellules composantes fonctionnent avec énergie, mais avec une énergie subordonnée. Si l'énergie des cellules devient indépendante, les organismes qui composent l'organisme total cessent pareillement de subordonner leur énergie à l'énergie totale, et l'anarchie qui s'établit constitue la décadence de l'ensemble. 
L'organisme social n'échappe pas à cette loi. Il entre en décadence aussitôt que la vie individuelle s'est exagérée sous l'influence du bien-être acquis et de l'hérédité. Une même loi gouverne le développement et la décadence de cet autre organisme qui est le langage. Un style de décadence est celui où l'unité du livre se décompose pour laisser la place à l'indépendance de la page, où la page se décompose pour laisser la place à l'indépendance de la phrase, et la phrase pour laisser la place à l'indépendance du mot. »

voir :

jeudi 25 juin 2020

Flaubert (conversation amoureuse)


[après Balzac et la conversation amoureuse qui tourne à la leçon de technologie et de marketing 
la manière flaubertienne d’insérer un bloc géologico-hydrologico-historique dans une scène tendre, à l’occasion d’un bruit de chute d’eau qui, pour le romancier, exige une explication : un ‘car’ qui entraîne bien loin… ]

Flaubert, L’Éducation sentimentale, II, chap. 5 :
« Alors, elle lui conta l'aridité de son existence, n'ayant personne à voir, pas le moindre plaisir, la moindre distraction ! Elle désirait monter à cheval. 
— Le Vicaire prétend que c'est inconvenant pour une jeune fille ; est-ce bête, les convenances ! Autrefois, on me laissait faire tout ce que je voulais ; à présent, rien !" 
— Votre père vous aime, pourtant !
— Oui ; mais…
Et elle poussa un soupir, qui signifiait : « Cela ne suffit pas à mon bonheur. »
Puis, il y eut un silence. Ils n’entendaient que le craquement du sable sous leurs pieds avec le murmure de la chute d’eau ; car la Seine, au-dessus de Nogent, est coupée en deux bras. Celui qui fait tourner les moulins dégorge en cet endroit la surabondance de ses ondes, pour rejoindre plus bas le cours naturel du fleuve ; et, lorsqu’on vient des ponts, on aperçoit, à droite sur l’autre berge, un talus de gazon que domine une maison blanche. À gauche, dans la prairie, des peupliers s’étendent, et l’horizon, en face, est borné par une courbe de la rivière ; elle était plate comme un miroir ; de grands insectes patinaient sur l’eau tranquille. Des touffes de roseaux et des joncs la bordent inégalement ; toutes sortes de plantes venues là s’épanouissaient en boutons d’or, laissaient pendre des grappes jaunes, dressaient des quenouilles de fleurs amarantes, faisaient au hasard des fusées vertes. Dans une anse du rivage, des nymphéas s’étalaient ; et un rang de vieux saules cachant des pièges à loup était, de ce côté de l’île, toute la défense du jardin.
En deçà, dans l’intérieur, quatre murs à chaperon d’ardoises enfermaient le potager, où les carrés de terre, labourés nouvellement, formaient des plaques brunes. Les cloches des melons brillaient à la file sur leur couche étroite ; les artichauts, les haricots, les épinards, les carottes et les tomates alternaient jusqu’à un plant d’asperges, qui semblait un petit bois de plumes.
Tout ce terrain avait été, sous le Directoire, ce qu’on appelait une folie. Les arbres, depuis lors, avaient démesurément grandi. De la clématite embarrassait les charmilles, les allées étaient couvertes de mousse, partout les ronces foisonnaient. Des tronçons de statue émiettaient leur plâtre sous les herbes. On se prenait en marchant dans quelques débris d’ouvrage en fil de fer. Il ne restait plus du pavillon que deux chambres au rez-de-chaussée avec des lambeaux de papier bleu. Devant la façade s’allongeait une treille à l’italienne, où, sur des piliers en brique, un grillage de bâtons supportait une vigne.
Ils vinrent là-dessous tous les deux, et, comme la lumière tombait par les trous inégaux de la verdure, Frédéric, en parlant à Louise de côté, observait l'ombre des feuilles sur son visage. 
Elle avait dans ses cheveux rouges, à son chignon, une aiguille terminée par une boule de verre imitant l'émeraude ; et elle portait, malgré son deuil (tant son mauvais goût était naïf), des pantoufles en paille garnies de satin rose, curiosité vulgaire, achetées sans doute dans quelque foire. 
Il s'en aperçut, et l'en complimenta ironiquement. 
— " Ne vous moquez pas de moi ! " reprit-elle. 
Puis, le considérant tout entier, depuis son chapeau de feutre gris jusqu'à ses chaussettes de soie : 
— " Comme vous êtes coquet ! " 
Ensuite, elle le pria de lui indiquer des ouvrages à lire. Il en nomma plusieurs ; et elle dit : 
— " Oh ! comme vous êtes savant ! "  



mercredi 24 juin 2020

Nabokov + Dubuffet (implicite)

Nabokov, Gogol, Tourgueniev, Dostoïevski, Stock p. 149 : 

"Comme la majorité des écrivains de son époque, Tourguéniev est beaucoup trop explicite, ne laissant rien à l'intuition du lecteur, suggérant puis expliquant lourdement quelle était la suggestion. Les épilogues élaborés de ses romans et les longues nouvelles sont désagréablement artificiels, l'auteur s'efforçant de satisfaire pleinement la curiosité du lecteur concernant les destinées respectives de ses personnages d'une manière qu'on ne saurait qualifier d'artistique."

 

Dubuffet, entretien radio 1954 : 

"... au sujet du caractère sommaire de mes travaux, qui s'apparentent aux dessins d'enfant. Les dessins d'enfant sont en général faits hâtivement et avec des moyens très sommaires. Il est exact que j'ai un goût pour les façons de s'exprimer très sommaires ; et ce goût je crois qu'il vient d'une impression que j'ai, que si on fait un visage trop complètement, on empêche l'imagination du spectateur de fonctionner ; si on fait un tableau où tous les éléments sont détaillés, le spectateur de ce tableau a son horizon bouché ; son mécanisme imaginatif ne fonctionne pas. Au lieu que si on lui donne quelque chose d'un peu sommaire, il se produit un mécanisme psychologique chez lui qui entraîne son imagination à fonctionner, à suppléer aux choses qui n'existent pas sur le tableau, à le rajouter."


mardi 23 juin 2020

Gary-Ajar + Boutet (boa)


Gary-Ajar, Gros-Câlin [1973] : 
« Il me témoignait de son attachement en s’enroulant autour de ma taille et de mes épaules. Il balançait sa jolie tête verte devant mon visage et me regardait dans les yeux fixement, comme s’il n’avait jamais vu rien de pareil. » […].
« Lorsqu’un python s’enroule autour de vous et vous serre bien fort, la taille, les épaules, et appuie sa tête contre votre cou, vous n’avez qu’à fermer les yeux pour vous sentir tendrement aimé. » […].
« Je sens qu’il a besoin de moi. Il le comprend et s’enroule autour de moi de toute sa longueur et de son mieux »

Boutet (Frédéric), L’Homme sauvage [1902], L’Éveilleur, 2020 
p. 54-55 : « Pour mon compte personnel, je suis l’esclave du boa constrictor. Cet orphidien ne me fait aucun mal ; mais, dès la première minute où nous fûmes en présence, il m’a voué une immense affection et ne peut souffrir d’être séparé de moi un instant. 
Toujours il est enlacé à une portion de mon individu, […]. Quand je le repousse, avec un doux entêtement, avec l’air de reproche d’un dévouement méconnu, il se rapproche davantage, me fixant de ses yeux froids, huileux et langoureux qui me donnent le vertige. » 
p. 69 : « Je viens de comprendre, après des jours et des jours de supplications à moi adressées et tout à fait énigmatiques, ce que me veut le boa constrictor. Il veut que je lui gratte la tête et le cou avec mes ongles. »
p. 86 : « Le boa pour moi se montre plus caressant que jamais. Il ne me demande plus de le gratter ; mais il me lèche tout le temps avec sa petite langue froide, bifide et visqueuse et m’implore de ses yeux glacés, vernis et langoureux. »

lundi 22 juin 2020

Gary-Ajar (poignée)

Gary-Ajar, Gros-Câlin Folio [1982] p. 188-189 :

« Je me dirigeai vers la porte. […] Je gardai la main sur le poignon. Le mognon. Enfin, la poignée, je veux dire. […] La porte était coincée. Ou c’était peut-être moi. Quelque chose était absolument coincé, en tout cas. Je n’arrivais pas à tourner la poignée. C’était un de ces trucs ronds, en cuivre, qui glissent. Il n’y a pas prise.

Je faisais des efforts de gauche à droite et de droite à gauche mais c’était complètement coincé à l’intérieur. Noué. J’avais fait encore plus de nœuds que d’habitude et je n’arrivais pas à ouvrir. […]

— Je vous demande pardon, monsieur le Directeur, mais ça s’est coincé. Je n’arrive pas à ouvrir cette porte.

— Permettez… Voilà. Il suffit de tourner.

— Je pense que les vieilles poignées de nos ancêtres avec manches tout droits et simples étaient beaucoup plus pratiques. Ça glisse dans la main, cette saloperie-là, on n’a pas prise.

Le directeur gardait la main sur mon épaule comme chez lui.

— Oui, je vois, c’est bien ça… On n’a pas prise… Ça échappe. Vous avez peut-être raison, Cousin.

— C’est mal conçu, mal foutu, si vous voulez mon avis, monsieur le Directeur.

— Exact.

— C’est même absolument dégueulasse et inadmissible, voilà, monsieur le Directeur. Je le dis comme je le pense et j’en pense quelque chose, je puis vous en assurer.

— Bien sûr, bien sûr, mais ce n’est pas une raison, Cousin, allons. Tenez, prenez mon mouchoir.

— Ça glisse dans la main, cette saloperie, un point c’est tout, il n’y a pas à chier.

— Il n’y a pas à…

— … À chier. À chier, monsieur le Directeur, et du fond du cœur. Bien sûr, si on serre très fort, si on s’accroche… Mais je pense que les portes doivent s’ouvrir plus facilement.

— Vous avez raison… Remettez-vous. Ce sont là des choses qui arrivent. Vous êtes très bien noté. Il y a des machins électroniques qui s’ouvrent automatiquement quand on met les pieds en avant.

— Les pieds en avant, évidemment, c’est facile. »



dimanche 21 juin 2020

Quignard (transitions)

Quignard, entretien, France-Culture, octobre 2016 : 

« … couper tout ce qui est mauvais, retirer tout ce qui est sentimental […] J’ai été influencé par le cinéma ‘cut up’ ; maintenant, je trouve qu’avec les arts que nous avons expérimentés, les liaisons sont devenues complètement inutiles ou même fastidieuses ; expliquer ce qui s’est passé dans le chapitre précédent… On peut faire confiance à l’intelligence de ceux qui lisent, et faire ‘cut’ sans arrêt, et les gens bondissent comme il faut. [animateur : « La marquise sortit… » c’est terminé ?] Je pense que oui, que c’est le cinéma qui a permis cela, même au théâtre, dans la danse, la liaison est devenue insupportable. Si vous prenez par exemple les textes de la Renaissance, ces longues périodes où on dit dix fois la même chose, […] c’est devenu insupportable. »