samedi 30 novembre 2019

Cela (arènes)


Cela, Le joli crime du carabinier (barrière, gradins, et promenoir)  trad. C. Bourguignon (Souffles éd.) p. 24 :
« C’est l'heure.
Timbaliers et alguazils remplissent leur tâche. Les quadrilles font un tour de piste, et voici qu'arrive le premier taureau, Bocinero, à la robe mêlée de noir.
Mais ce n'est pas ce qui nous intéresse. Ce qui nous intéresse est tout autour de nous, à côté, au-dessus, en-dessous. Ce qui nous intéresse, ce sont ces hommes qui rugissent, ces femmes hiératiques, cet enfant qui rit, cette fillette effarouchée. Ce qui nous intéresse est en nous — nous, les trente mille spectateurs — dont le cœur bat au pouls accéléré des gradins, dont la gorge s'enroue à force de crier à l'unisson, dont la main s'agite comme toutes les mains pour demander au président de changer l'ordre des opérations, dont le mouchoir blanc sortira de la poche pour accorder la récompense en même temps que sortiront tous les mouchoirs des arènes.
Le dialogue, fragmenté, brisé en mille boules de cristal, rebondit de place en place :
- Taisez-vous !
Le matador, collé à la barrière, tente sa chance. Certains se lèvent pour mieux le voir :
- Asseyez-vous !
- Assis !
Les occupants des premières rangées font la sourde oreille. Ce sont des gens sérieux qui ne savent pas rire ; ils caressent gravement leur verre de cognac allongé d'eau gazeuse et grillent en silence une cigarette après l'autre.
Les gens assis sur les gradins crient en chœur ou rugissent en vertu de la loi curieuse qui régit la théorie des antagonismes et des antipodes. »


vendredi 29 novembre 2019

Dostoïevski (volonté)


Dostoïevski, Le Sous-sol (1864) [traduction Schloezer] Pléiade 1956, p.705 : 
« L’homme nourrit une telle passion pour les systèmes, pour les déductions abstraites, qu’il est prêt à travestir sciemment la vérité, prêt à fermer les yeux et à se boucher les oreilles devant la vérité, rien que pour justifier sa logique.
La science apprendra à l’homme qu’il n’a jamais eu de volonté, ni de caprices, et qu’il n’est, en somme, qu’une touche de piano, une pédale d’orgue ; ce qu’il accomplit, par conséquent, il l’accomplit non selon sa volonté, mais conformément aux lois de la nature. Il suffit donc de découvrir ces lois, et l’homme alors ne pourra plus être tenu responsable de ses actions […] Toutes les actions humaines pourront être évidemment calculées mathématiquement d’après ces lois […].
L’homme, quel qu’il soit, aspire toujours et partout à agir selon sa volonté et non d’après les prescriptions de la raison et de l’intérêt ; or, votre volonté peut et doit même, parfois, s’opposer à vos intérêts. Ma volonté libre, mon arbitraire, mon caprice, si fou qu’il soit, ma fantaisie surexcitée jusqu’à la démence, voilà précisément la chose qu’on écarte, l’intérêt le plus précieux qui ne peut trouver place dans aucune de vos classifications et qui brise en mille pièces tous les systèmes, toutes les théories.
Qu’est-ce qu’un homme dépouillé de désir, de volonté, sinon un écrou, une transmission ! »

jeudi 28 novembre 2019

Tournier (boulangerie)


Tournier, Vendredi ou les Limbes du Pacifique (chap. IV, Log-book) : 
« Je me souciais peu à l’époque d’expliciter la signification du prestige  dont brillait la boulange à mes yeux.  Chaque matin, en allant à l’école, je passais devant un certain soupirail dont l’haleine chaude, maternelle et comme charnelle m’avait frappé la première fois, et me retenait depuis, longuement accroché aux barreaux qui le fermaient. Dehors c’était la noirceur humide du petit jour, la rue boueuse, avec au bout l’école hostile et les maîtres brutaux. À l’intérieur de la caverne dorée qui m’aspirait, je voyais un mitron – le torse nu et le visage poudrés « à frimas » – pétrir à pleins bras la masse blonde de la pâte. J’ai toujours préféré les matières aux formes. Palper et humer sont pour moi des modes d’appréhension plus émouvants et plus pénétrants que voir et entendre. Je pense que ce trait ne parle pas en faveur de la qualité de mon âme, mais je le confesse bien humblement. Pour moi la couleur n’est qu’une promesse de dureté ou de douceur, la forme n’est que l’annonce d’une souplesse ou d’une raideur entre mes mains. Or je ne concevais rien de plus onctueux ni de plus accueillant que ce grand corps sans tête, tiède et lascif, qui s’abandonnait au fond du pétrin aux étreintes d’un homme à demi nu. Je le sais maintenant, j’imaginais d’étranges épousailles entre la miche et le mitron, et je rêvais même d’un levain d’un genre nouveau qui donnerait au pain une saveur musquée et comme un fumet de printemps. »

mercredi 27 novembre 2019

Conrad (individu et société)


Conrad, Un avant-poste du progrès [traduction Aubry-Coustillas] Pléiade p. 725-726 : 
« Si peu sensibles qu’ils fussent aux subtiles influences du milieu, ils ressentirent vivement leur solitude en se retrouvant brusquement sans secours pour affronter l’immensité sauvage, une immensité rendue plus étrange, plus incompréhensible par les aperçus mystérieux de la vie puissante qu’elle renfermait. C’étaient deux de ces êtres parfaitement insignifiants et incapables, dont l'existence n'est rendue possible que par la savante organisation des masses civilisées. Peu de gens comprennent que leur vie, l'essence même de leur caractère, leurs capacités et leurs audaces ne sont que l'expression de leur foi en la sécurité de leur milieu. Le courage, le sang-froid, l'assurance, les émotions et les principes, toute pensée, grande ou insignifiante, sont l'apanage non pas de l'individu mais de la masse — de la masse qui croit aveuglément à la force irrésistible de ses institutions et de ses mœurs, à la puissance de sa police et de ses propres convictions. Mais le contact avec la sauvagerie pure et simple, avec la nature primitive et l'homme primitif, jette dans le cœur un trouble subit et profond. Au sentiment d'être seul de son espèce, à la claire perception de la solitude de ses propres pensées, de ses propres sensations, à la négation de l'habituel, qui est rassurant, viennent s'ajouter l'affirmation de l'inhabituel, qui est redoutable, l'idée de choses vagues, irrépressibles et repoussantes, dont l'importune et troublante présence excite l'imagination et met à l'épreuve les nerfs civilisés du sot aussi bien que du sage. »

« And now, dull as they were to the subtle influences of surroundings, they felt themselves very much alone, when suddenly left unassisted to face the wilderness ; a wilderness rendered more strange, more incomprehensible by the mysterious glimpses of the vigorous life it contained. They were two perfectly insignificant and incapable individuals, whose existence is only rendered possible through the high organization of civilized crowds. Few men realize that their life, the very essence of their character, their capabilities and their audacities, are only the expression of their belief in the safety of their surroundings. The courage, the composure, the confidence; the emotions and principles; every great and every insignificant thought belongs not to the individual but to the crowd: to the crowd that believes blindly in the irresistible force of its institutions and of its morals, in the power of its police and of its opinion. But the contact with pure unmitigated savagery, with primitive nature and primitive man, brings sudden and profound trouble into the heart. To the sentiment of being alone of one's kind, to the clear perception of the loneliness of one's thoughts, of one's sensations — to the negation of the habitual, which is safe, there is added the affirmation of the unusual, which is dangerous; a suggestion of things vague, uncontrollable, and repulsive, whose discomposing intrusion excites the imagination and tries the civilized nerves of the foolish and the wise alike. »

mardi 26 novembre 2019

Brunschvicg L. (science et nature)


Brunschvicg (Léon), Héritage de mots, héritage d'Idées p. 18 :
« Tandis que l'antiquité avait légué au moyen-âge l'idéal d'une contemplation toute passive devant la hiérarchie de formes qui traduit la finalité d'un ordre divin, désormais l'homme se déclare en droit d'aspirer à se rendre maître et possesseur de la nature. À quoi l'école baconienne soutient que l'expérience suffit dès lors que nous avons l'audace de mettre la nature à la question pour surprendre et mentalement isoler l'antécédent dont dépend l'apparition de l'effet considéré. La nature cesse de se faire admirer dans son ensemble pour l'harmonie interne, pour l'équilibre heureux, de ses parties ; elle se laissera décomposer 'fil à fil'. La causalité, déchue du plan transcendant, livre son secret au savant capable de la manier pour le service de nos besoins et de nos penchants. »

lundi 25 novembre 2019

Nabokov (crayons)


Nabokov, Autres Rivages (trad. Y. Davet + M. Akar + Y. Couturier) chap. V, Pléiade p. 1225 : 
"Voyons maintenant les crayons de couleur en action. Le vert, par un simple mouvement giratoire du poignet, pouvait être en mesure d'exécuter un arbre ébouriffé, ou les remous produits par un crocodile qui s'est immergé dans l'eau. Le bleu traçait une simple ligne en travers de la page — et vous aviez là la ligne d'horizon de toutes les mers. Un crayon émoussé de couleur indéfinissable se mettait toujours en travers. Le marron était perpétuellement cassé, et le rouge aussi, mais parfois, quand sa mine venait de se rompre, on pouvait encore s'en servir en le tenant de manière que sa pointe branlante bute, pas très solidement, contre un saillant du bois. Le petit bonhomme violet, que j'aimais entre tous, était devenu si court à force d'avoir servi qu'on pouvait à peine le tenir. Seul le blanc, ce grand flandrin d'albinos dans le monde des crayons, avait gardé sa longueur première, ou du moins la garda-t-il jusqu'au moment où je découvris que, loin d'être un imposteur ne laissant aucune trace sur la page, il était l'instrument idéal, puisque je pouvais m'imaginer tout ce que je voulais pendant que je gribouillais."

« Now the colored pencils in action. The green one, by a mere whirl of the wrist, could be made to produce a ruffled tree, or the eddy left by a submerged crocodile. The blue one drew a simple line across the page—and the horizon of all seas was there. A nondescript blunt one kept getting into one’s way. The brown one was always broken, and so was the red, but sometimes, just after it had snapped, one could still make it serve by holding it so that the loose tip was propped, none too securely, by a jutting splinter. The little purple fellow, a special favorite of mine, had got worn down so short as to become scarcely manageable. The white one alone, that lanky albino among pencils, kept its original length, or at least did so until I discovered that, far from being a fraud leaving no mark on the page, it was the ideal implement since I could imagine whatever I wished while I scrawled. »

dimanche 24 novembre 2019

France (A.) (déménagement)


France (Anatole), Riquet p. 112-113 : 
« Dans la rue, M. Bergeret et son chien eurent le spectacle lamentable de leurs meubles domestiques étalés sur le trottoir. Pendant que les déménageurs étaient allés boire chez le mastroquet du coin, l’armoire à glace de mademoiselle Zoé reflétait la file des passants, ouvriers, élèves des Beaux-Arts, filles, marchands, et les haquets*, les fiacres et les tapissières, et la boutique du pharmacien avec ses bocaux et les serpents d’Esculape. Accoté à une borne, M. Bergeret père souriait dans son cadre, avec un air de douceur et de finesse pâle et les cheveux en coup de vent. M. Bergeret considéra son père avec un respect affectueux et le retira du coin de la borne. Il rangea aussi à l’abri des offenses le petit guéridon de Zoé, qui semblait honteux de se trouver dans la rue. »

*voiture hippomobile très simple, à deux roues, qui servait à transporter des tonneaux