samedi 6 février 2021

Descartes (images)

 Descartes, Dioptrique IV : Des sens en général, éd. Ferdinand Alquié (Garnier) tome 1 p. 685 :

"Leur perfection [des images par rapport aux objets qu'elles représentent] dépend de ce qu'elles ne leur ressemblent pas tant qu'elles pourraient le faire. Comme vous voyez que les tailles-douces, n'étant faites que d'un peu d'encre posée ça et là sur du papier, nous représentent des forêts, des villes, des hommes, et même des batailles et des tempêtes, bien que, d'une infinité de diverses qualités qu'elles nous font concevoir en ces objets, il n'y en ait aucune que la figure seule dont elles aient proprement la ressemblance ; et encore est-ce une ressemblance fort imparfaite, vu que, sur une superficie toute plate, elles nous représentent des corps diversement relevés et enfoncés, et que même, suivant les règles de la perspective, souvent elles représentent mieux des cercles par des ovales que par d'autres cercles ; et des carrés par des losanges que par d'autres carrés ; et ainsi de toutes les autres figures : en sorte que souvent, pour être plus parfaites en qualité d'images, et représenter mieux un objet, elles doivent ne lui pas ressembler."


vendredi 5 février 2021

Hrabal (mère)

 Hrabal, Les Imposteurs (Et dignement, s'il vous plaît) p. 215-216 : 

”Ma mère […] aimait manger. Quand elle avait découpé sa perdrix et qu'elle prenait la première bouchée, brusquement elle se levait et se mettait à crier, elle s'élançait dans la cour, la sillonnait au pas de course en lançant des cris au ciel, les invités avaient peur qu'elle n'ait avalé un os de travers, mais à la troisième perdrix, quand ils avaient compris que c'était l'action de grâces que maman rendait pour l'excellence de sa perdrix, ils riaient, debout à la fenêtre, entre les doigts une perdrix rôtie qu'ils rongeaient, et ils étaient aussi heureux que ma mère qui, de nouveau assise à table, rongeait la viande, trempait des petits morceaux de perdrix dans le jus et se pourléchait comme une gamine. Tout ça parce qu'elle aimait manger, mais surtout parce qu'elle aimait faire du théâtre, pas seulement sur la scène d'amateurs de notre petite ville, mais aussi comme ça, dans la vie, elle était même incapable de vivre sans théâtre. Et mon père le savait, il rongeait son frein sans cesse, il ne disait rien, comme moi, du reste il n'y avait rien à faire parce que maman avait ça dans le sang, et finalement, si maman n'avait pas été comme elle était, la maison aurait été bien triste vu que papa passait son temps à lire Le Magasin dévoré et qu'il n'y avait pas moyen de le persuader que le malheureux marchand de farine n'était pas lui. Quand elle buvait de la bière, ma mère tenait son verre d'une main et elle faisait contrepoids de son autre main rejetée en arrière, elle ressemblait à une publicité pour une bonne bière, mais c'était encore trop peu pour elle. Lorsqu'elle avait bu la moitié de son demi, brusquement elle sautait sur ses pieds, posait son verre et s'élançait à nouveau dans la cour en glapissant et en lançant des cris au ciel pour dire comme elle trouvait délectable cette boisson, puis elle cavalait dans la maison, s'asseyait à table et frappait du poing sur la nappe jusqu'à ce qu'elle ait fini son verre. Parfois, quand il pleuvait et que ma mère trouvait bonnes la nourriture et la bière, elle se levait et nous donnait, à mon père et à moi, de grandes bourrades dans le dos comme si nous avions un os en travers de la gorge, elle donnait de ces bourrades aux invités et tout le monde riait, jusqu'au moment où de la nourriture ou de la bière finissaient par s'introduire dans la trachée, alors ma mère était obligée de marteler de grandes bourrades le dos de ses invités jusqu'à ce que la nourriture jaillisse de leurs lèvres éructantes.”

mercredi 3 février 2021

Alain (ruines x 3)

 

Alain, Vingt Leçons sur les beaux-arts : 

"On comprend aisément ce qui fait que les ruines sont belles ; c’est que, tout vain ornement étant alors rabattu, et l’attaque des forces étant marquée par mille cicatrices, néanmoins la masse résiste encore et ne se défait point ; elle s’usera à son poste et grain à grain. C’est pourquoi sans doute l’antiquité est directement vénérable ; elle prouve elle-même sa puissance ; elle atteste une longue lutte contre la nature, et par la nature même". 


Alain, Système des beaux-arts : 

"Ce qui plaît d'abord même dans les ruines, c'est cette puissance de durer, plus sensible encore par les blessures du temps. Nous avons plus d'une raison d'aimer les vieilles choses, mais cette résistance de la forme parle aux yeux déjà ; au lieu qu'un métal mince ou une corniche de plâtre sont des mensonges, que l'on devine d'après la forme des ornements, et dont le temps fait justice, car ces choses font des ruines laides. [...] Le temps orne les beaux édifices, en dénudant la forme durable. "


Alain, Système des beaux-Arts I, IV 

"[...] L'œil retrouvera toujours, comme un des signes de la beauté, cette puissance de l'objet contre le changement, manifeste encore dans l'usure et même dans les débris des choses durables. En revanche les signes même les moins frappants d'une matière flexible, et qui cède au lieu de s'user, détruisent toujours l'effet des ornements, quand ils seraient pris des meilleurs modèles."

 

Gracq (Stendhal)

 Gracq, En lisant, en écrivant, Pléiade p. 580 : 

« D’où vient cet effet de prise directe que procure à tout coup, même dans ses ouvrages alimentaires, ses rapsodies musicales et touristiques et ses recopiages, la prose de Stendhal, et qu’aucun autre auteur ne me procure à ce point ? Pourquoi cette prose est-elle de bout en bout, sans présenter de qualités formelles bien apparentes, à la fois aussi intensément vivante et aussi intimement 'personnalisée' ? Je crois parfois en surprendre à demi une des raisons. Cette prose n'est jamais une prose parlée : elle n'a rien du vocabulaire et des tournures de la conversation familière, de l'entretien qui va à l'aventure. Mais elle en a presque constamment le dé-lié, la désinvolture, la liberté de non-enchaînement quasi totale. Aucune prose où la phrase qui s'achève laisse moins prévoir la figure, le rythme, et même le ton de celle qui va suivre. Or celui qui nous captive dans la conversation, ce n'est pas le Goethe qui s'entretient avec Eckermann de façon si pédagogique, c'est celui dont le propos à chaque instant enjambe le prévisible, saute avec grâce, avec imprévu, et parfois avec génie. Ainsi il me semble que le secret qu'a la prose de Stendhal de nous faire en quelques instants, quand on le reprend, 'tomber sous le charme' serait à chercher, à l'opposé de celui de la prose oratoire de Bossuet ou de Chateaubriand, non pas dans la coulée unie de l'écriture et dans sa richesse cumulative, mais plutôt dans ces valeurs exquisement négatives ; dans la variété des moyens qu'elle étale à chaque instant de déjouer l'attente, dans le registre largement ouvert de ses ruptures. »


1.

... "non pas dans la coulée unie de l'écriture et dans sa richesse cumulative..." : la belle densité, souple et riche, de Gracq n'est pas sans ressemblanche avec celle de Starobinski, dont on croit (dont je crois) entendre la voix ici


2.

"...celui dont le propos à chaque instant enjambe le prévisible, saute avec grâce, avec imprévu, et parfois avec génie..." Gracq songe-t-il (certainement, il y songe, et il veut y faire songer son lecteur, qu'il suppose cultivé) à ce souvenir d'enfance, la scène originaire de Beyle tout enfant et de sa jeune et jolie mère : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/08/stendhal-dipien.html


3.

Écouter, à l'adresse suivante, à partir de 39'24'', pendant 2 minutes, une admirable lecture de ce passage par Georges Claisse (coutumier du fait) : 

https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/trop-dire-ou-trop-peu-la-densite-litteraire-par


mardi 2 février 2021

Guillevic (temps)

 Guillevic, Art poétique, précédé de Paroi et suivi de Le chant, Poésie/Gallimard p. 154.


Si je fais couler du sable

De ma main gauche à ma paume droite,


C'est bien sûr pour le plaisir

De toucher la pierre devenue poudre,


Mais c'est aussi et davantage

Pour donner du corps au temps,


Pour ainsi sentir le temps

Couler, s'écouler


Et aussi le faire

Revenir en arrière, se renier.


En faisant glisser du sable,

J'écris un poème contre le temps.


J’ai l’habitude

De me considérer


Comme vivant avec les racines,

Principalement celles des chênes.


Comme elles

Je creuse dans le noir


Et j’en ramène de quoi

Offrir du travail


A la lumière.



lundi 1 février 2021

Schmitt (E.E.) etc. (piano)

[... suppléments à un séminaire de 2018 sur les substituts du paradis amniotique perdu…]

 Schmitt (E.-E.), Madame Pylinska et le secret de Chopin :

« – Couchez-vous sous le piano.

– Pardon ?

– Couchez-vous sous le piano.

Elle me désigna le tapis persan déployé sous son Pleyel à queue.

Puisque j’hésitais, elle ajouta :

– Vous craignez les acariens ? Vu votre carrure, ce sont eux qui devraient se méfier…

Je m’accroupis, me glissai sous le piano et entrepris de ramper.

– Sur le dos ! »

Je m’allongeai, le visage face à la table d’harmonie.

– Les bras en croix. Paumes au sol.

J’obéis. Un matou à la fourrure fauve se faufila dans la pièce, sauta sur un pouf et s’y carra en m’adressant un regard ironique.

Madame Pylinska s’assit devant le clavier.

– Concentrez-vous sur votre peau. Oui, votre peau. Votre peau partout. Rendez-la perméable. Chopin a débuté ainsi. Il s’étendait sous le piano de sa mère et ressentait les vibrations. La musique, c’est d’abord une expérience physique. Puisque les avares n’écoutent qu’avec leurs oreilles, montrez-vous prodigue : écoutez avec votre corps entier.

Elle joua.

Comme elle avait raison ! La musique me frôlait, me léchait, me piquait, me pétrissait, me malaxait, me ballottait, me soulevait, m’assommait, me brutalisait, m’exténuait, les basses me secouant comme si je chevauchais une cloche d’église, les aigus pleuvant sur moi, gouttes froides, gouttes chaudes, gouttes tièdes, lourdes ou ténues, en rafales, en ondées, en filets, tandis que le médium onctueux me recouvrait le buste, tel un molleton rassurant au sein duquel je me blottissais. »


cf.

Cabanès, Névropathes (1930-1935) : « Dès l’âge de quatre ou cinq ans, a relaté son neveu, le petit Fritz, comme on l’appelait, avait pris l’habitude de se coucher au pied du piano quand sa mère jouait et de tout son long étendu sur le dos, religieusement il écoutait ; le morceau terminé, ses mains fluettes se posaient sur le clavecin et il reproduisait presque sans tâtonner ce qu’il venait d’entendre. »

Zielinski, Chopin (1998) p. 28 : « pour écouter sa mère au piano, il s’installait volontiers sous l’instrument »


dimanche 31 janvier 2021

Giono (couvent)

 Giono, Jean le Bleu, chap. 2 :

« L'école couventine était, comme il se doit, soutenue moralement, pécuniairement et bellement par tout ce qui se promenait en poult-de-soie* dans la ville. La notairesse, la pharmacienne, la commandante en retraite, l'huissière, la propriétaire foncière, la juge de paix, les greffières, les longues enfants de Marie, les joueuses de harpes, tout ce qui était demoiselles en sucre, Delphine, Clara, la troupe des yeux baissés et des mains en mitaines, tout ce qui se corsetait en baleines de parapluie, tout ce qui marchait à la héronnière était du parti du couvent, nourrissait, astiquait, lustrait le couvent comme une bonne bête fournisseuse de gloire et de lèche à langue pleine. »


TLFi : POU-DE-SOIE, POULT(-)DE(-)SOIE,(POULT DE SOIE, POULT-DE-SOIE), subst. masc.   :   Étoffe de soie épaisse, sans lustre et à côtes *


Wimsatt 1957 : « la “forme”, en fait, embrasse et pénètre le “message” de façon à constituer une signification [meaning] plus profonde et plus substantielle que ne le feraient, chacun de son côté, un message abstrait ou un ornement séparable" W. K. Wimsatt, C. Brooks, Literary Criticism : A Short History, New York, Knopf, 1957, p. 748