Gracq, En lisant, en écrivant, Pléiade p. 580 :
« D’où vient cet effet de prise directe que procure à tout coup, même dans ses ouvrages alimentaires, ses rapsodies musicales et touristiques et ses recopiages, la prose de Stendhal, et qu’aucun autre auteur ne me procure à ce point ? Pourquoi cette prose est-elle de bout en bout, sans présenter de qualités formelles bien apparentes, à la fois aussi intensément vivante et aussi intimement 'personnalisée' ? Je crois parfois en surprendre à demi une des raisons. Cette prose n'est jamais une prose parlée : elle n'a rien du vocabulaire et des tournures de la conversation familière, de l'entretien qui va à l'aventure. Mais elle en a presque constamment le dé-lié, la désinvolture, la liberté de non-enchaînement quasi totale. Aucune prose où la phrase qui s'achève laisse moins prévoir la figure, le rythme, et même le ton de celle qui va suivre. Or celui qui nous captive dans la conversation, ce n'est pas le Goethe qui s'entretient avec Eckermann de façon si pédagogique, c'est celui dont le propos à chaque instant enjambe le prévisible, saute avec grâce, avec imprévu, et parfois avec génie. Ainsi il me semble que le secret qu'a la prose de Stendhal de nous faire en quelques instants, quand on le reprend, 'tomber sous le charme' serait à chercher, à l'opposé de celui de la prose oratoire de Bossuet ou de Chateaubriand, non pas dans la coulée unie de l'écriture et dans sa richesse cumulative, mais plutôt dans ces valeurs exquisement négatives ; dans la variété des moyens qu'elle étale à chaque instant de déjouer l'attente, dans le registre largement ouvert de ses ruptures. »
1.
... "non pas dans la coulée unie de l'écriture et dans sa richesse cumulative..." : la belle densité, souple et riche, de Gracq n'est pas sans ressemblanche avec celle de Starobinski, dont on croit (dont je crois) entendre la voix ici
2.
"...celui dont le propos à chaque instant enjambe le prévisible, saute avec grâce, avec imprévu, et parfois avec génie..." Gracq songe-t-il (certainement, il y songe, et il veut y faire songer son lecteur, qu'il suppose cultivé) à ce souvenir d'enfance, la scène originaire de Beyle tout enfant et de sa jeune et jolie mère :
https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/08/stendhal-dipien.html
3.
Écouter, à l'adresse suivante, à partir de 39'24'', pendant 2 minutes, une admirable lecture de ce passage par Georges Claisse (coutumier du fait) :